« Second arrêt à Bruxelles. Horrifiés, les voyageurs voient alors s’avancer vers eux un groupe de prisonniers misérables, maigres à faire peur, certains portant aux jambes des plaies profondes et suppurantes: ce sont les membres des réseaux belge et hollandais qu’on vient d’extraire du fort de Breendonck. »

Ceci est un extrait de “L’orchestre rouge” de Gilles Perrault (1967), l’histoire d’un réseau d’espionnage soviétique à Berlin, Bruxelles, Paris et Amsterdam. Page 361 et suivantes, l’auteur relate le transport, en avril 1943, de plusieurs prisonniers de Fresnes à Berlin. L’arrivée à Bruxelles, où quelques prisonniers supplémentaires doivent monter dans le train, est l’occasion de décrire en quelques pages le camp de Breendonk, et les souffrances de Hersch et Myra Sokol, membres du réseau, capturés en juin 1942. Le texte se poursuit.

« La France ne connut sans doute pas l’équivalent de Breendonck; ce camp horrible ne se peut comparer qu’à Dachau, Mauthausen ou Buchenwald — on y tuait avec autant de facilité; le sort des détenus était même pire que celui des déportés car, du fait de leur nombre relativement réduit, ils étaient connus individuellement des gardiens et se savaient personnellement surveillés du matin au soir, tandis qu’on pouvait se fondre dans l’anonymat miséricordieux des grandes masses enfermées à Mauthausen ou à Buchenwald.
C’était, près de Bruxelles, une série de casemates militaires étroitement imbriquées et entourées d’un large fossé où croupissait une eau morte. On y accédait par un pont-levis pour tomber au pouvoir de S.S. allemands et belges, maîtres de la vie et de la mort. Le régime alimentaire impliquait le dépérissement à court terme. Chaque matin, les détenus valides, formés en équipes de travail, partaient en chantant accomplir des travaux épuisants. La chiourme maniait la trique avec frénésie; on pouvait toujours être tué d’une seconde à l’autre.
Après les tortures de Berlin, après cinq mois à Fresnes, déjà affaiblis par la souffrance et les privations, Hersch et Myra Sokol furent précipités dans cet enfer. Nous savons ce que fut leur martyre grâce au témoignage de Mme Detty Depelsenaire, avocat à la Cour d’appel de Bruxelles, qui souffrit trois mois à Breendonck, de septembre à décembre 1942.
La cellule jamais chauffée; les menottes dans le dos — et serrées si fort qu’elles entamaient la chair jusqu’à provoquer l’évanouissement; la promenade quotidienne, mais avec une cagoule sur la tête (le garde S.S. s’amuse à faire trébucher son prisonnier, puis à le punir d’une série de coups); et, lancinante, source de délires où l’esprit s’égare: la faim…
La seule distraction de Myra est de voir, devant sa fenêtre, le rassemblement des travailleurs avant et après leur besogne. Un soir, elle aperçoit dans les rangs une silhouette familière: c’est Jack Sokol, son beau-frère. Membre d’un réseau de résistance — qui n’était pas l’Orchestre Rouge —, il a été pris, lui aussi, et jeté à Breendonck. Matin et soir, la pelle sur l’épaule, il parcourt au pas cadencé la route menant du camp au lieu de travail, et il chante avec ses compagnons:

“Avant que le jour ne se réveille
Avant que le soleil ne sourie
Les colonnes marchent
Dans la grisaille de l’aube
Vers les peines du jour
Et la forêt est noire
Et le ciel est rouge
Et nous portons dans la besace un petit morceau de pain
Et dans le cœur, dans le cœur, nos soucis.

Puis la torture. Cela se passe dans une salle où mène un long couloir étroit et sombre. “Cette pièce n’a aucune fenêtre, n’est jamais aérée. Une odeur de chair brûlée et de moisi y monte au narines et fait tourner le cœur. Une table, un tabouret, une grosse corde fixée au plafond au moyen d’une poulie, un téléphone communiquant directement avec les services policiers à Bruxelles.” [Betty Depelsenaire, Symphonie fraternelle, Bruxelles 1946]
On y mène Myra. On la fait s’agenouiller, le buste reposant sur le tabouret. On la cingle de coups de cravache; elle se tait. On lui ordonne alors de se relever et on attache le bout de la corde à ses menottes. On la hisse en l’air de manière qu’elle ne touche plus le sol que de la pointe des pieds. Ainsi l’arête des menottes d’acier coupe-t-elle les poignets, tandis que l’effort imposé aux orteils fait naître des crampes insoutenables. Elle ne parle pas. On la bat avec une cravache, puis avec une matraque, puis avec un bâton. Elle hurle mais ne parle pas. Comme ses pieds, recroquevillés par les crampes, ne touchent plus le sol, le corps de la suppliciée prend un ballant qui émousse l’impact des coups; un Allemand empoigne Myra et la maintient droite. Mais elle ne peut plus parler: elle est évanouie. On la descend et on la détache. Après quelques moments de pause, elle reprend conscience. On la remonte et on recommence. Deuxième évanouissement. Cette fois, le commandant du camp quitte la pièce, tenant en laisse son chien, qui est une vraie bête féroce dressée à l’attaque des détenus.
Après cette séance, Myra est mise dans “la casemate des torturés”. Hersch s’y trouve déjà. Ils peuvent se parler, sinon se voir: la salle est divisée en cellules, mais les cloisons s’arrêtent à cinquante centimètres du plafond. Quoique séparés par toute la longueur de la casemate, les deux époux s’entendent à condition de crier à pleine voix; si un gardien surprend leurs cris, c’est la trique. Dans chaque cellule, une planche pour dormir. Il est interdit de s’y asseoir pendant la journée. Cette perpétuelle station debout achève d’épuiser les forces. Après une visite médicale, Myra, atterrée, entend Hersch lui annoncer son poids: trente-huit kilos.
(…)


De temps en temps, la Gestapo venait dans la “casemate des torturés” pour y choisir quelques victimes, car Breendonck lui servait de vivier à otages: chaque attentat commis en Belgique trouvait là son épilogue. Plus fréquemment, le tortionnaire attitré du camp, un sergeant énorme au faciès de boxeur, toujours souriant, venait prendre un prisonnier et l’emmenait dans la salle de torture après lui avoir recouvert la tête d’une cagoule. Hersch Sokol fut souvent du voyage. Il en revint un jour annonçant à son voisin qu’il avait été brûlé (“Une odeur de chair brûlée et de moisi monte aux narines…”)
Puis, un matin, il est pris d’effrayantes douleurs dans le ventre. Pendant des heures, il se tord sur sa planche, souffrant le martyre, impuissant à contenir des plaintes qui parviennent à Myra, si proche et si lointaine… La sentinelle, alertée, refuse de le conduire à l’infirmerie. On se borne à le jeter dans une autre casemate, au bout du camp, là où ses cris ne gêneront plus personne. Myra est aussitôt convoquée par le commandant S.S.; il lui dit: “Vous savez que votre mari est très malade, mais nous le guérirons si vous parlez”; elle ne parle pas. Le lendemain, la crise est apaisée; Hersch peut réintégrer sa cellule. Mais il continue de s’affaiblir, car son estomac délabré ne supporte aucune nourriture; il devient sourd au point de ne plus entendre Myra. Médecin, il sait qu’il va bientôt mourir. Le médecin du camp le sait aussi, et s’étonne même de cette agonie qui n’en finit pas; à chacune de ses visites à la casemate, il s’exclame: “Tiens, il n’est pas encore mort… c’est un dur celui-là. C’est étonnant comment l’organisme humain peut résister longtemps. Il faudra que je note son cas dans mon livre de statistique. Je vais prescrire un peu de levure, ça le maintiendra en vie pendant un petit temps encore…” [Betty Depelsenaire, o.c.] Mais il refuse jusqu’au bout l’entrée de l’infirmerie au moribond.
Le calvaire de Hersch Sokol n’atteignit pourtant pas son terme dans la casemate, mais dans la salle de torture. On y conduisit ce spectre effrayant pour un dernier interrogatoire; on le suspendit au plafond et le commandant du camp lâcha sur lui son chien.
Il mourût.
Quelques jours plus tard, Myra était transférée à la prison Saint-Gilles. »

(photos: juillet 2024)