Jef Van Staeyen

Catégorie : 2024 (Page 1 of 3)

vélos partagés

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Breendonk ❧

 

Second arrêt à Bruxelles. Horrifiés, les voyageurs voient alors s’avancer vers eux un groupe de prisonniers misérables, maigres à faire peur, certains portant aux jambes des plaies profondes et suppurantes: ce sont les membres des réseaux belge et hollandais qu’on vient d’extraire du fort de Breendonck.

Ceci est un extrait de “L’orchestre rouge” de Gilles Perrault (1967), l’histoire d’un réseau d’espionnage soviétique à Berlin, Bruxelles, Paris et Amsterdam. Page 361 et suivantes, l’auteur relate le transport, en avril 1943, de plusieurs prisonniers de Fresnes à Berlin. L’arrivée à Bruxelles, où quelques prisonniers supplémentaires doivent monter dans le train, est l’occasion de décrire en quelques pages le camp de Breendonk, et les souffrances de Hersch et Myra Sokol, membres du réseau, capturés en juin 1942. Le texte se poursuit.

La France ne connut sans doute pas l’équivalent de Breendonck; ce camp horrible ne se peut comparer qu’à Dachau, Mauthausen ou Buchenwald — on y tuait avec autant de facilité; le sort des détenus était même pire que celui des déportés car, du fait de leur nombre relativement réduit, ils étaient connus individuellement des gardiens et se savaient personnellement surveillés du matin au soir, tandis qu’on pouvait se fondre dans l’anonymat miséricordieux des grandes masses enfermées à Mauthausen ou à Buchenwald.
C’était, près de Bruxelles, une série de casemates militaires étroitement imbriquées et entourées d’un large fossé où croupissait une eau morte. On y accédait par un pont-levis pour tomber au pouvoir de S.S. allemands et belges, maîtres de la vie et de la mort. Le régime alimentaire impliquait le dépérissement à court terme. Chaque matin, les détenus valides, formés en équipes de travail, partaient en chantant accomplir des travaux épuisants. La chiourme maniait la trique avec frénésie; on pouvait toujours être tué d’une seconde à l’autre.
Après les tortures de Berlin, après cinq mois à Fresnes, déjà affaiblis par la souffrance et les privations, Hersch et Myra Sokol furent précipités dans cet enfer. Nous savons ce que fut leur martyre grâce au témoignage de Mme Detty Depelsenaire, avocat à la Cour d’appel de Bruxelles, qui souffrit trois mois à Breendonck, de septembre à décembre 1942.
La cellule jamais chauffée; les menottes dans le dos — et serrées si fort qu’elles entamaient la chair jusqu’à provoquer l’évanouissement; la promenade quotidienne, mais avec une cagoule sur la tête (le garde S.S. s’amuse à faire trébucher son prisonnier, puis à le punir d’une série de coups); et, lancinante, source de délires où l’esprit s’égare: la faim…
La seule distraction de Myra est de voir, devant sa fenêtre, le rassemblement des travailleurs avant et après leur besogne. Un soir, elle aperçoit dans les rangs une silhouette familière: c’est Jack Sokol, son beau-frère. Membre d’un réseau de résistance — qui n’était pas l’Orchestre Rouge —, il a été pris, lui aussi, et jeté à Breendonck. Matin et soir, la pelle sur l’épaule, il parcourt au pas cadencé la route menant du camp au lieu de travail, et il chante avec ses compagnons:

Avant que le jour ne se réveille
Avant que le soleil ne sourie
Les colonnes marchent
Dans la grisaille de l’aube
Vers les peines du jour
Et la forêt est noire
Et le ciel est rouge
Et nous portons dans la besace un petit morceau de pain
Et dans le cœur, dans le cœur, nos soucis.

Puis la torture. Cela se passe dans une salle où mène un long couloir étroit et sombre. “Cette pièce n’a aucune fenêtre, n’est jamais aérée. Une odeur de chair brûlée et de moisi y monte au narines et fait tourner le cœur. Une table, un tabouret, une grosse corde fixée au plafond au moyen d’une poulie, un téléphone communiquant directement avec les services policiers à Bruxelles.” [Betty Depelsenaire, Symphonie fraternelle, Bruxelles 1946]
On y mène Myra. On la fait s’agenouiller, le buste reposant sur le tabouret. On la cingle de coups de cravache; elle se tait. On lui ordonne alors de se relever et on attache le bout de la corde à ses menottes. On la hisse en l’air de manière qu’elle ne touche plus le sol que de la pointe des pieds. Ainsi l’arête des menottes d’acier coupe-t-elle les poignets, tandis que l’effort imposé aux orteils fait naître des crampes insoutenables. Elle ne parle pas. On la bat avec une cravache, puis avec une matraque, puis avec un bâton. Elle hurle mais ne parle pas. Comme ses pieds, recroquevillés par les crampes, ne touchent plus le sol, le corps de la suppliciée prend un ballant qui émousse l’impact des coups; un Allemand empoigne Myra et la maintient droite. Mais elle ne peut plus parler: elle est évanouie. On la descend et on la détache. Après quelques moments de pause, elle reprend conscience. On la remonte et on recommence. Deuxième évanouissement. Cette fois, le commandant du camp quitte la pièce, tenant en laisse son chien, qui est une vraie bête féroce dressée à l’attaque des détenus.
Après cette séance, Myra est mise dans “la casemate des torturés”. Hersch s’y trouve déjà. Ils peuvent se parler, sinon se voir: la salle est divisée en cellules, mais les cloisons s’arrêtent à cinquante centimètres du plafond. Quoique séparés par toute la longueur de la casemate, les deux époux s’entendent à condition de crier à pleine voix; si un gardien surprend leurs cris, c’est la trique. Dans chaque cellule, une planche pour dormir. Il est interdit de s’y asseoir pendant la journée. Cette perpétuelle station debout achève d’épuiser les forces. Après une visite médicale, Myra, atterrée, entend Hersch lui annoncer son poids: trente-huit kilos.
(…)


De temps en temps, la Gestapo venait dans la “casemate des torturés” pour y choisir quelques victimes, car Breendonck lui servait de vivier à otages: chaque attentat commis en Belgique trouvait là son épilogue. Plus fréquemment, le tortionnaire attitré du camp, un sergeant énorme au faciès de boxeur, toujours souriant, venait prendre un prisonnier et l’emmenait dans la salle de torture après lui avoir recouvert la tête d’une cagoule. Hersch Sokol fut souvent du voyage. Il en revint un jour annonçant à son voisin qu’il avait été brûlé (“Une odeur de chair brûlée et de moisi monte aux narines…”)
Puis, un matin, il est pris d’effrayantes douleurs dans le ventre. Pendant des heures, il se tord sur sa planche, souffrant le martyre, impuissant à contenir des plaintes qui parviennent à Myra, si proche et si lointaine… La sentinelle, alertée, refuse de le conduire à l’infirmerie. On se borne à le jeter dans une autre casemate, au bout du camp, là où ses cris ne gêneront plus personne. Myra est aussitôt convoquée par le commandant S.S.; il lui dit: “Vous savez que votre mari est très malade, mais nous le guérirons si vous parlez”; elle ne parle pas. Le lendemain, la crise est apaisée; Hersch peut réintégrer sa cellule. Mais il continue de s’affaiblir, car son estomac délabré ne supporte aucune nourriture; il devient sourd au point de ne plus entendre Myra. Médecin, il sait qu’il va bientôt mourir. Le médecin du camp le sait aussi, et s’étonne même de cette agonie qui n’en finit pas; à chacune de ses visites à la casemate, il s’exclame: “Tiens, il n’est pas encore mort… c’est un dur celui-là. C’est étonnant comment l’organisme humain peut résister longtemps. Il faudra que je note son cas dans mon livre de statistique. Je vais prescrire un peu de levure, ça le maintiendra en vie pendant un petit temps encore…” [Betty Depelsenaire, o.c.] Mais il refuse jusqu’au bout l’entrée de l’infirmerie au moribond.
Le calvaire de Hersch Sokol n’atteignit pourtant pas son terme dans la casemate, mais dans la salle de torture. On y conduisit ce spectre effrayant pour un dernier interrogatoire; on le suspendit au plafond et le commandant du camp lâcha sur lui son chien.
Il mourût.
Quelques jours plus tard, Myra était transférée à la prison Saint-Gilles.

(photos: juillet 2024)

prenez le train pour le travel-store ❧

La SNCB limitera la vente de billets internationaux à douze “travel-stores”, annonce De Standaard le 16 juillet 2024. Voyagez à la gare pour acheter un billet, semble être l’avis de la SNCB.
[Qui achèterait à Virton un aller-retour pour le travel-store à Namur, payerait même 48,40 €. Le trajet simple prend 1h50.]

Est-ce de la paresse, ou “l’urgence”, mais je me suis limité à réutiliser un dessin plus ancien.

la France en TER — chapitre 3: de Lyon à Lyon, sans Lyon (ou presque)

 

 

Accès direct au reportage photos.

“Vous cherchez quelque-chose?” me demanda-t-elle. Je sortais d’un restaurant où j’avais déjeuné en terrasse, et avais ouvert le plan de Grenoble. La tête levée pour voir loin, je scrutais les rues. Une femme, accompagnée de deux enfants, voulait m’aider. “Non, merci, je ne cherche rien” répondis-je, ajoutant, avant qu’elle n’ait fait deux pas, “Si, quand-même.” Je lui fis remarquer qu’un fort parfum de tilleuls avait envahi les rues, alors que les arbres, nombreux autour de nous, n’en étaient pas. “C’est peut-être le parfums des tisanes, me dit-elle, mais la Place des Tilleuls, elle est là-bas.”
Grenoble baignait dans un doux soleil. Les Alpes veillaient sur la ville. Elles veillaient sur ses habitants, flânant ou marchant dans les rues, assis sur les terrasses ou les bancs publics, se délassant dans les squares et jardins. Un tram, avançant doucement, fit tinter sa sonnette. La ville respirait une douceur de vivre. Certains travaillaient, certes, pour le plaisir et les confort des autres. Mais même eux, tels les serveurs des cafés et des restaurants, se montraient heureux d’être là.

En raccourci — pars pro toto — voilà mes impressions de deux semaines passées dans une demi-douzaine de villes grandes et petites autour de Lyon. Pour une troisième fois, après 2019 au Nord-Ouest du pays — de Lille à Vierzon, ou presque — et 2022 au Centre-Est — de Vierzon à Vesoul, et même plus — j’ai fait un voyage en TER. Cette fois-ci au Sud-Est, — de Lyon à Lyon, sans Lyon — aux confins des Alpes et du Jura, sur les rives du Rhône, de la Saône et de l’Isère. Lyon était ma gare de correspondance, au début comme à la fin, mais pas une étape — j’y ai séjourné plusieurs fois déjà. De Mâcon j’ai voyagé à Bourg-en-Bresse, ensuite Aix-les-Bains, puis Chambéry, Grenoble, et Valence, pour conclure à Vienne. Un circuit plus court que les années précédentes, mais parfois plus contraint, telle est la force qui attire les trains et leurs voyageurs vers Lyon et appauvrit les liaisons de ville à ville.

 
Les samedi, il n’y a pas de trains entre Mâcon et Bourg-en-Bresse, deux chefs-lieux de département distants de 35 à 40 km. Sauf en passant par Lyon ou même Dijon, il faut prendre le car, qui dessert toutes les gares.

soleil et nuages (et pluie légère)

Une fois de plus, ce voyage a fait mentir quelques préjugés relatifs à la France et aux Français. Ou en a créé de nouveaux, peut-être. Les Français grincheux? Tout le monde a été aimable. J’ajouterais serviable, si je ne détestais pas ce mot. Dans les gares et les trains, dans les hôtels et les restaurants, dans les musées, dans les trams et les bus ou dans la rue, les gens étaient contents d’être là, de bavarder un peu et de pouvoir rendre service. Les repas copieux et coûteux? J’étais surpris par les prix des restaurants, bien plus bas qu’à Anvers. Aussi, les restaurateurs ont fini par accepter que leurs clients ne viennent plus pour des repas longs et somptueux, ni les poussent à déguerpir le repas fini. J’y ajoute une météo clémente — dont certes se plaignaient parfois les locaux, habitués à plus chaud et plus beau. Pour ma part, mes préférences ont hésité entre soleil pour les photos et nuages pour les promenades, tout en composant avec une pluie légère qui parfois a changé le décor. Jamais pour longtemps. Enfin, mais là je ne suis plus dans les préjugés à valider ou faire mentir, mon voyage m’a offert de nombreuses surprises et découvertes. Je pense à l’élégance du centre-ville de Bourg-en-Bresse, aux richesses gallo-romaines à Vienne, aux plafonds en trompe l’œil de la cathédrale de Chambéry, au marché de Valence, au musée de Grenoble, à son tram et ses télécabines, voire au monument aux morts d’Aix-les-Bains et au pavage des rues à Mâcon. Etc. etc. Des sept villes visitées, il n’y a que Bourg-en-Bresse où j’avais déjà été. Je l’ai constaté sur place, à cause d’un détail architectural de l’hôtel de ville, qui déjà il y a quarante ans m’avait choqué. Les seules retrouvailles conscientes et voulues, c’était le Monastère royal de Brou, à côté de Bourg. On ne l’oublie pas de sitôt.

  Hôtel de ville de Bourg-en-Bresse.
En 1982, cet élément de jonction entre deux immeubles classiques m’avait suffisamment choqué pour que j’en prenne une photo. Quarante ans plus tard, en 2024, j’ai reconnu.

voir Niort à Mâcon ?

Je me suis parfois posé la question si mes voyages en France à la découverte de villes petites et moyennes que je ne connais pas, y arrivant par le train, cherchant mon hôtel, découvrant son centre ville, ses rues anciennes, ses monuments et ses cafés-restaurants, ne sont pas une façon de revivre la découverte de Niort, venant de Massy, en décembre 1983. Nous habitions depuis peu ensemble dans un appartement près du RER, et après quelques jobs éphémères et le chômage, j’étais parti à la recherche d’un emploi ailleurs en France. Parti aussi en éclaireur. À travers un entretien d’embauche à Poitiers, l’association de restauration immobilière (ARIM), basée à La Rochelle, m’avait recruté comme chargé d’opérations en amélioration de l’habitat, pour un poste à Niort. Ville dont j’ignorais l’existence. Ville que j’aurais quelque mal à connaître d’avance: il n’y avait pas internet, il y avait le Larousse (sept lignes sur une colonne). Je me vois encore à la fenêtre du train de Paris-Austerlitz à La Rochelle, essayant de percevoir le paysage sous un soleil couchant. Y aurait-il du relief? y aurait-il des collines? [“Ça doit être plat comme un crêpe, là-bas” me dirait un ami quelque temps plus tard.] Je n’ai aucun souvenir comment j’ai trouvé un hôtel, ni même lequel. Le meublé après, oui, je le vois très bien. Un dimanche après-midi en décembre dans une ville de province, une Préfecture certes, quelles ont été mes premières impressions? Sans doute mieux que le morne Massy où nous habitions.
Niort, la rue de la Gare, la place de la Brèche, les rues Ricard et Victor Hugo, la Sèvre et le donjon? Est-ce là que nous allions vivre? Un séjour de deux jours en touriste engage à moins, à beaucoup moins, mais il reste quelque-chose de Niort quarante ans plus tard dans mes arrivées dans une gare et une ville de province.


La “permanence” de l’opératon programmée d’amélioration de l’habitat (OPAH) de Mâcon.  C’est le même type de mission — et le même type de permanence — que j’avais à Niort il y a quarante ans.

Chambéry, métropole en trompe l’œil

À Lille, où j’ai vécu et travaillé de 1989 à 2019, peu de personnes ont davantage œuvré pour la métropole que le premier directeur général, et fondateur peut-on dire, de son Agence de développement et d’urbanisme. Francis Ampe, son patron et mon patron dans les années quatre-vingt-dix, avait été maire de Chambéry de 1977 à 1983. Découvrir que Chambéry, 60.000 habitants, possède une rue et une place de la Métropole m’a donc fait sourire.
Or, la Métropole en question est la cathédrale. Métropole, ou métropolitaine, car siège de l’archidiocèse de Chambéry, Maurienne et Tarentaise. Quand les Chambériens parlent de la métropole, c’est de la cathédrale qu’il s’agit. [Essayez de prononcer “Siège de l’archidiocèse de Chambéry”. Un bon exercice.]

En entrant dans l’église, quelle surprise. Les voûtes sont toutes ajourées.
C’est un immense trompe l’œil: les voûtes sont bien réelles, mais toutes les décorations (et donc les ajours) sont peintes. Sur quelques parois verticales, notamment dans la nef, il est facile de décerner les trompes l’œil, ne serait-ce parce que les perspectives changent, mais sur les voûtes, il est impossible de distinguer ce qui est peint de ce qui est vrai. À Chambéry, la métropole est un trompe l’œil.
Notez que la tromperie ne s’arrête pas là: la cathédrale héberge une copie du célèbre Saint-Suaire, qui lui a été offerte en 2014 par le diocèse de Turin, où “l’original” est conservé. Ceci en souvenir des temps anciens (14ème – 16ème siècles) où Chambéry, avant Turin, était la capitale de la maison de Savoie, et que le suaire s’y trouvait parfois.

Au demeurant, Chambéry est une ville agréable, étonnante par son architecture et son urbanisme. L’ambiance urbaine fait parfois penser à Turin (ce qui ne doit étonner), parfois aux villes autrichiennes (Innsbruck notamment). L’architecture mélange à la fois des bâtisses alpines (robustes, sous de gros chapeaux), des immeubles classiques, et d’autres modernes, avec une part intéressante d’art déco. Cette diversité de styles et d’échelles produit un ensemble agréable et harmonieux, porté par des espaces publics d’une grande qualité. Chambéry surprend.

Ne quittons pas Chambéry sans passer par la gare. Jamais je ne n’ai vu de gare aussi bien aménagée, aussi confortable pour y séjourner: des bureaux et des fauteuils bien au calme (au second étage, où il peut faire chaud), des jeux pour les enfants, des murs d’escalade… et (au rez-de-chaussée) des services commerciaux. Peut-être cette abandonce, dans un bâtiment lumineux et plutôt joli, est-elle la réponse au fait qu’à la gare de Chambéry il n’y a pas beaucoup de trains.

Une gare moins bien organisée se trouve à… Grenoble. On ne peut tout àvoir, de larges rues, des squares et des parcs, des trams et un téléphérique… Vue d’en haut, du rocher de La Bastille, qu’on atteint justement par les jolies bulles suspendues de ce téléphérique, Grenoble se déplie comme une ville parfaite et complète, posée sur une nappe bien plane au milieu de ses Alpes. Aucune friche urbaine, aucune irrégularité ne vient perturber le bel ordonnancement, le beau tissu urbain qui s’ouvre à vos yeux. Voilà comment une ville doit être, voilà comme elle est finie, achevée… Pas étonnant que le grand projet récent fut une transformation: l’écoquartier de la Caserne de Bonne. Frustrant peut-être pour qui la ville doit être rugueuse et se montrer en permanente transformation.

Amélie Poulain

Toutes les villes visitées ont, avec un bonheur inégal, tenté de rendre aux piétons les rues anciennes et celles du centre. Les voitures y sont souvent bannies, et les vélos sont rares — il n’y a qu’à Grenoble qu’elles gênent et mettent en danger les piétons. Les aménagements sont anciens ou plus récents, voire en cours, comme à Mâcon et Valence. On voit bien que les styles et les goûts évoluent. Certains aménagements anciens qu’on refait aujourd’hui sont moins vétustes que démodés.
À Mâcon, c’est le procédé technique qui m’a surpris. Dans des rues fraîchement refaites, ou en cours de l’être, je voyais de belles dalles en pierre blanche à côté de surfaces brutes plutôt laides coulées en béton. Mais plus loin, je voyais (et j’entendais) des ouvriers qui, avec différents outils, ponçaient ce béton (et ensuite passaient l’aspirateur) jusqu’à ce qu’une surface riche en petites taches de pierres concassées apparaissait. Variante plus régulière et plus lisse qu’un béton lavé. J’ai tenté d’interroger les ouvriers quand plus tard ils se sont installés en terrasse à une table à côté — tant qu’ils mangent ou boivent leurs machines ne font pas de bruit — afin de connaître les méthodes de mise en œuvre — comment faire pour bien positionner le gravier? — sans obtenir de vraies réponses. Peut-être s’agit-il d’équipes différentes pour les phases successives du chantier, les uns coulent le béton et les autres le poncent. Ou n’avaient-ils pas envie de le dire.

À Bourg-en-Bresse, j’ai vu le rêve de toute municipalité qui aime sa ville — et de tout citoyen. Autour du conservatoire de musique et du théâtre, dont les entr’actes se passent parfois dans la rue, autour du cours de Verdun et de l’espace François Mitterrand — il y a aussi la rue René Cassin et celle du 19 mars 1962; les plans des villes françaises sont des livres d’histoire — quelques belles promenades relient et réunissent des cafés, des restaurants et leurs terrasses (avec des styles et pour des goûts et budgets différents), des jardins, des fontaines et des aires de jeux, des commerces et des services publics, puis un marché couvert et un pôle de mobilité multimodale avec des couloirs pour les autobus. Chacun y trouve son bonheur. Certes, c’était un samedi-midi, il y avait beaucoup de monde, et le temps, sans être vraiment beau, était clément. Entre le marché hebdomadaire, la maison de la mobilité, les portes ouvertes du conservatoire et les décorations estivales sur la fontaine ancienne, on avait même installé un guichet de la police de proximité. La co-cathédrale était à deux pas, tout comme l’hôtel de ville où l’on célébrait des mariages. On dirait une image de la ville de province, un peu comme Amélie Poulain l’a créée pour Paris.
Faut dire que les impressions peuvent changer du tout au tout. Le lendemain dimanche, jour des élections, la ville était vide et peu accueillante sous un ciel nuageux. En plus, j’ai mal mangé.

nationale 7

Mon hôtel, classique, spacieux, confortable, d’un charme un peu désuet, était près de la gare, et celle-ci un peu loin du centre-ville. Le monastère de Brou aussi, mais d’un autre côté. J’ai donc parcouru plusieurs fois les rues sans intérêt en première périphérie de la ville, entre lycée, cité judiciaire et centre administratif. Là, peu semble avoir changé en bientôt cinquante ans: j’y retrouvais le même aménagement qu’autrefois à Niort, orienté sur la circulation des voitures, et les mêmes comportements des conducteurs de celles-ci.

Aix-les-Bains, pour sa part, a une fort sympathique rue de Genève, un peu la rue du village aux larges trottoirs ensoleillés et ombragés dans une ville que par ailleurs les installations thermales, le casino, les hôtels et les grands immeubles d’habitation ont défigurée. Et puis — j’aurais pu me renseigner — Aix-les-Bains n’est pas vraiment une ville sur un lac. Il faut une demi-heure de marche par des rues et des ronds-points très circulés, ou prendre le bus, pour atteindre le Lac du Bourget, plus grand lac intérieur de France. Ce lac peut être très beau et lisse sous le soleil, mais une balade de plus de cinq heures dans une sorte de bateau-mouche, comme j’ai faite, finit par ennuyer. La façon dont j’ai visité Aix-les-Bains fut une erreur.

Vienne — Vienne-la-Romaine, dirais-je — est un autre cas. Visiblement, la ville n’a pas assez de moyens pour valoriser le riche patrimoine gallo-romain et médiéval qu’elle possède. Est-ce un hasard que le plus grand musée se trouve de l’autre côté du Rhône, dans la commune voisine de Saint-Romain-en-Gal, et donc dans un autre département, celui du Rhône ?  Je ne méprise pas le vieux musée du centre-ville, bien au contraire, j’adore ces musées vieillots où toute la collection est accrochée aux murs ou étalée dans de grandes armoires — on me l’avait pourtant déconseillé. Mais je remarque les difficultés qu’a la ville à entretenir et restaurer les monuments anciens, ou à les utiliser en harmonie avec leurs qualités (le théâtre romain, le forum ou ce qui en reste), je vois les voitures qui envahissent la ville, jusqu’au pied du temple d’Auguste et Livie, et je vois l’éclatement entre les musées, le Pavillon du tourisme et la Salle du patrimoine. Il est vrai que le site de Vienne, coincé entre le Rhône et la montagne — ils sont fous, ces Romains — est un site contraint, mais la ville a du mal à se libérer davantage des voitures, tant stationnées sur les places principales que circulant rapidement et à grand bruit. Le cours Marc-Antoine Brillier, en limite sud de la vieille ville, et qui mène de la gare jusqu’au Rhône, comprend une agréable promenade arborée remplie de terrasses de cafés et de restaurants. Mais cette avenue est aussi le trajet préféré pour les chauffeurs — chauffards — qui font crier les pneus et hurler les moteurs et les baffles. Quant aux quais du Rhône, le long de la ville, ils sont la nationale 7, une quatre-voies difficile à franchir et moins poétique que la chanson de Charles Trenet.


Vienne est séparée de son fleuve par la route nationale 7. Une séparation comparable entre ville et rivière existe à Mâcon avec la route départemantale 906 (l’ancienne route nationale 6) en bordure de la Saône, et surtout à Valence, où l’autoroute A7 (autoroute du soleil) coupe la ville du Rhône.

le déclin français

Enfin, je pourrais parler des mosaïques gallo-romaines à Mâcon, Valence et Vienne; de la fontaine des éléphants à Chambéry, qu’on surnomme les “quatre sans cul”; du policier à Bourg-en-Bresse qui ne voulait pas m’expliquer la petite cérémonie devant le monument aux morts le 8 juin (aurais-je manqué de respect pour un poulet de Bresse?) ; des arcs déprimés de l’ancien évêché de Valence, transformé en musée (qui sont à mon avis plutôt des poutres maîtresses, solidaires de leurs aisseliers); de la Cité des Climats et Vins de Bourgogne à Mâcon, où j’appris que le Bourgogne aligoté est un cépage et pas un traitement — le verbe aligoter n’existe pas — et qu’un vigneron passe les quatre saisons à tailler ses plants; des trottoirs de la cité gallo-romaine de Saint-Romain-en-Gal près de Vienne, qui mesurent un mètre soixante-dix; des étals de fromage, le choix et les prix, sur le marché de Valence; de l’église brabançonne Saint-Nicolas-de-Tolentin au Monastère royal de Brou; du théâtre et de la cathédrale de Grenoble qui se déguisent en immeubles d’habitation; des quenelles au chou-fleur avec sauce Comté, plat végétarien alors que j’étais à Mâcon, entre Bresse et Charolais; des quenelles au brochet à Lyon; de la jeune femme occupée à prendre les mesures de l’Arc de Campanus sur la place des Thermes à Aix-les-Bains (elle ne compte pas le reconstruire, mais en faire une maquette digitale); ou des superbes dorures dans les salles de peinture classique du musée de Grenoble, et des peintres anversois, célèbres ou inconnus, dont les œuvres en profitent…


Ce musée de la dactylographie à Bourg-en-Bresse aurait plu à l’écrivain néerlandais W.F. Hermans, francophile et collectionneur de machines à écrire.

Mais je conclurai avec les plâtres que j’ai vus au Musée des Ursulines à Mâcon, qui est aussi le Musée Lamartine. Il y a beaucoup à voir dans ce musée, même trop, j’ai délaissé Lamartine.
J’étais très surpris de voir, dans la toute première salle… une série de copies en plâtre de statues célèbres, telles qu’on en a souvent dans les académies ou les écoles de dessin. Surprise d’autant plus grande que les autres collections du musée — très diverses — sont très belles et intéressantes: l’archéologie, des Celtes au Moyen-Âge, la peinture ancienne, et les paysagistes locaux. Une agente de surveillance que j’interrogeai au sujet de ces plâtres, m’expliqua qu’ils venaient effectivement de l’École municipale d’arts plastiques de Mâcon, et que leur présence — temporaire — était liée à une intervention artistique, plutôt discrète. Je lui fis remarquer le contraste dans ces statues. On voyait plusieurs personnages romains, les uns plus beaux que les autres. À la perfection. Même Ciceron, avec son grand nez, est plutôt élégant. Et au milieu de tout ce raffinement, un roi de France, Charles V (1338-1380), assez quelconque, pas beau du tout. Le déclin.
Nous en avons bien ri.

 

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Le reportage est très déséquilibre. J’en suis désolé. Avec peu ou pas de photos de Mâcon, Bourg-en-Bresse et Aix-les-Bains, ou plus tard de Valence, et davantage de photos de Chambéry, Grenoble et Vienne. Le soleil et les nuages ne sont pas étrangers à cette distorsion.
La maquette du centre de Vienne à l’époque gallo-romaine (page 22) se trouve dans le Musée de l’ancien évêché de Grenoble. Celle du centre de Chambéry (page 5) à Chambéry même, sur la place du Château. Le drapeau rouge avec une croix blanche, à Aix-les-Bains (page 4), est celui de la Savoie. L’objet en vitrine dans le Musée d’art et d’archéologie de Vienne (page 19) est un dodécaèdre, objet mythique de la culture romaine. La gare en fin de reportage (page 22) est celle d’Ambérieu-en-Bugey, gare de correspondance entre Bourg-en-Bresse et Aix-les-Bains.

 

Voyez ici quelques mosaïques des musées de Mâcon, Valence et Vienne.

 

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