Jef Van Staeyen

Étiquette : littérature (Page 1 of 3)

l’énigme Joël Dicker

★★★★

Je ne peux que vous conseiller la lecture de L’Énigme de la chambre 622, mais peut-être pas pour la raison que vous pensez.

Joël Dicker, né à Genève en 1985, a fait fureur en 2012 avec La Vérité sur l’affaire Harry Québert. Ce roman a été maintes fois primé, très bien vendu et lu, et apprécié par ses lecteurs. À juste titre. Moi aussi, il m’a plu.
Depuis La Vérité sur l’affaire Harry Québert, qui était son deuxième roman, Dicker a publié Le Livre des Baltimore (2015), La Disparition de Stéphanie Mailer (2018), L’Énigme de la chambre 622 (2020), L’Affaire Alaska Sanders (2022) et Un Animal sauvage (2024). Hormis Un Animal Sauvage, les livres de Dicker se reconnaissent à leurs titres.

Par une journée bruineuse du mois de février, je me rendis à la bibliothèque municipale d’Anvers, sise place De Coninck, à deux pas de l’immense cathédrale ferroviaire — la gare centrale — fierté des habitants, émerveillement des voyageurs. Un vieux tramway de la ligne 12 fit tinter sa sonnette, quelques moteurs vrombirent, je hâtai le pas. Dans la bibliothèque, à l’écart des bruits de la rue, je gravis les marches du grand escalier qui me mena à la salle de lecture. Un silence assourdissant y régna, des étudiants y travaillèrent et révisèrent leurs cours, des badauds feuilletèrent les journaux, deux ou trois bibliophiles scrutèrent les dos des bouquins. Je choisis le rayon des livres en français, parcourus les titres et les auteurs, et m’arrêtai devant L’Énigme de la chambre 622. Je le feuilletai, je le pesai dans ma main, et décidai de le prendre, avec quelques livres en néerlandais.
Une semaine plus tard, confortablement installé sur mon canapé, alors que le soleil timide d’un après-midi hivernal traversait le séjour et que l’Adagio assai du Concerto en sol majeur de Maurice Ravel en remplissait les airs, j’entamai la lecture. Quelle ne fut pas ma surprise!

Peut-être que ceux qui ont aimé La Vérité ne devraient pas lire L’Énigme. Ou pour le moins ajuster leurs attentes. La Vérité fut une réussite — un bijou, j’aurais dit, s’il n’était pas si gros —, mais L’Énigme est un échec. Joël Dicker a élaboré une histoire pleine de retournements et de rebondissements qui s’étend sur une vingtaine d’années. Il l’a découpée en quelques centaines de petits morceaux, qu’ensuite il a recollés dans le désordre, sautant sans cesse d’un temps et d’un lieu à un autre. Sautant aussi d’un récit à la première personne, celui de l’enquête réalisée — et réussie — par l’Écrivain, dénommé Joël, et son assistante occasionnelle Scarlett, jusqu’aux pérégrinations de riches banquiers genevois dans un grand Palace à Verbier, à Genève et ailleurs, sans oublier en passant de faire l’éloge de feu son éditeur Bernard de Fallois, véritable artisan du rapide succès de La Vérité. Des expressions telles “15 ans plus tôt”, “deux mois plus tard”, “deux jours avant” ou “la veille du meurtre” sont les poteaux indicateurs d’une histoire en autant d’éclats qu’une tasse de thé tombée sur le carrelage. Il faudrait tout photocopier, redécouper et recoller dans l’ordre — et supprimer les noms des chapitres! — pour ne pas se perdre dans les dédales de cette histoire aussi alambiquée que les couloirs de service d’un palace Valaisan. Les lieux se ressemblent, les temps aussi, parfois même les événements, et on finit par se lasser et ne plus savoir où l’on est. Ne plus vouloir savoir où l’on est.

Mais il y a pire: les personnages. J’espère ne pas insulter la jeunesse, mais les héros de cette histoire se comportent comme des gamins, montant des complots, des ruses et des combines qui ne peuvent qu’échouer. Les meilleurs — ou les pires — étant la future victime du meurtre (homme sans colonne vértébrale, obséquieux, lâche et prétentieux à la fois — le monde ne perd rien à le perdre) et — surtout — une femme, Anastasia, personnage parmi les plus centraux de l’histoire, créature pour l’amour de qui deux banquiers se disputent, et qui passe son temps à être belle et attendre, telle une princesse de conte de fées enfermée dans son château. Elle se laisse vivre par les autres — sa mère, les hommes — et quand elle quitte son mari pour suivre son amant, elle ignore où ils partent. [C’est une histoire d’hommes et, Scarlett mise à part, ou à l’occasion Cristina, secrétaire et policière, les femmes y sont pour dire des bêtises, ou pour être admirées pour leurs corps parfaits.]

J’ai parlé de meurtre, un meurtre que l’Écrivain et son assistante — à vrai dire surtout elle — vont élucider, ce que la police judiciaire de Genève n’a pas su faire. Il faut toutefois attendre — fait rare pour une enquête, et pour le meurtre d’une personnalité importante dont la presse a parlé — la page 387 du bouquin avant qu’ils ne sachent, et que nous ne l’apprenions, qui est-ce qui a été tué. [Où il reste 171 pages pour découvrir par qui. Ce sera une surprise, car aucun indice ne permet aux lecteurs de le deviner.]

cliffhanger

Savez-vous ce qu’est un cliffhanger? Littéralement, il s’agit d’une personne accrochée à une falaise au-dessus du vide. À la télévision, dans un feuilleton, c’est le moment où l’on interrompt l’épisode pour entrer dans un tunnel de publicités d’une dizaine de minutes, et ne reprendre qu’après. [On se hâte aux toilettes, sort une bière du frigo et des cacahuètes de l’armoire, pour constater, une fois assis, que le tunnel n’est pas fini.] Le procédé existe aussi dans les films, les bédés et les romans: un cliffhanger précède alors un changement de sujet, de lieu ou de temps. Question de faire attendre. Le suspense doit demeurer. Dicker connaît bien ce procédé, il en use, il en abuse, jusqu’à ce qu’on n’y prête plus attention. Il y a des dizaines et des dizaines de cliffhangers dans ce roman. Quelqu’un devrait les compter.

Ce serait d’ailleurs un premier pas vers une analyse approfondie du livre, ce que je ne peux qu’encourager. D’où mes quatre étoiles, d’où mon conseil de lire ce bouquin. Une analyse du déroulement du temps — et des lieux —, et des cliffhangers, et du style, et du vocabulaire, et du passé simple, ce serait amusant. Car dès qu’on commence à prêter attention à la structure et au style du livre — et qu’on oublie la logique de l’histoire pour autant qu’elle existe — on lit avec plaisir. C’est ce qui m’est arrivé. [J’ai toutefois regretté que l’exemplaire dans mes mains appartenait à la bibliothèque. Je n’allais pas prendre un stylo et l’annoter.]

le lac des cygnes

Le style est maniériste et maniacal. Bienvenues les portes dérobées et celles contre lesquelles on tambourine longuement. Bienvenus les petits magasins à Paris, les petits restaurants français ou les petits cafés qu’on affectionne, les escaliers qu’on gravit ou dévale quatre à quatre, les taxis dans lesquels on s’engouffre et d’où l’on s’extirpe, les regards de lionne furieuse et ceux de lions prêts à s’affronter. [Vous est-il arrivé de regarder un lion ou une lionne droit dans les yeux?] C’est la floraison. “Je te le revaudrai”, dit Anastasia à sa sœur. Alors que Macaire (son mari) quelque-part ânonna, ou éluda une question. Que le policier et une témoin s’assirent. Et qu’Arma, la servante, s’inquiéta-t-elle d’emblée. Peut-on écrire ce qu’on prononce à peine?

Hormis le “c’est fâcheux pour un écrivain” de Scarlett quand Joël lui dit qu’il a “du mal à tourner la page” après le décès de son éditeur, l’humour n’est pas le point fort du roman. J’espère que vous saurez apprécier la petite blague sur Picasso que le banquier Macaire s’apprête à raconter lors d’un grand dîner (chapitre 22). Moi, elle m’a fait rire… il y a 50 ans sur la cour de récré. Le ridicule par contre y est. En témoignent l’anecdote des courriers en retard (chapitre 8), celle des quatre exemplaires de Douze hommes en colère achetés pour apprendre comment convaincre les collègues banquiers (chapitre 7), celle des fiches apprises par cœur pour briller en société (chapitre 22 — la blague sur Picasso en fait partie) et surtout celle des deux lettres (chapitre 43). Et que penser quand Lev, rival et concurrent de Macaire, tant pour la présidence de la banque que pour l’amour d’Anastasia, au lit avec elle, sa maîtresse, reçoit en pleine nuit un appel téléphonique… du président de la République française (chapitre 10)? En visite à Genève et souffrant d’insomnies, il veut faire la conversation et préparer son discours devant l’Assemblée des Nations Unies.

La démesure peut certes être une caractéristique du roman et un choix de l’auteur. Je pense aux descriptions des longues cérémonies de bains et d’habillement des amoureux Lev et Anastasia à Corfou — il y a tant de confort, d’insouciance et de beau temps qu’ils s’y ennuient, et le lecteur avec eux (chapitre 49) — et à l’arrivée du nouveau président de la banque — Macaire, enfin — le matin aux bureaux, quand psalmodia la chorale des huissiers…, s’agitèrent les lèche-bottes…, et caquetèrent ceux qui pénétrèrent dans l’ascenseur avec lui, tous disant “Bonjour Monsieur le président!” (chapitre 47). Ou je pense à la petite boite à musique qui joue Le Lac des cygnes pour contacter un dénommé… Wagner (*),Bien que Le Lac des cygnes soit une œuvre de Tchaïkovski, il existe quelques liens ténus entre Wagner et les cygnes. Pensez à Lohengrin, et au château Neuschwanstein de Ludwig II en Bavière. Peut-être Dicker a-t-il fait ce lien, comme il l’a fait entre les Douze hommes en colère et le Palace à Verbier à travers le nom de son propriétaire: Rose. agent des services secrets (chapitre 54). Mais pour faire ainsi sur 560 pages, il faut avoir plus de munitions, tant pour le fond que pour la forme.
L’Énigme
ne les a pas.

la véritable énigme

Encore quelques perles:

  • Il fréquentait aussi les jeunes cadres de la banque, dont les dents rayaient le plancher, toujours à vous lécher les bottes et toujours prêts à vous planter un couteau dans le dos. (page 263; chapitre 29) Des acrobates, des contorsionnistes, je vous dis.
  • En sa qualité de doyen du collège, c’était Horace Hansen qui présidait les débats depuis la mort d’Abel Ebezner. Celui-ci décida de ne pas s’encombrer de longs débats. (page 312; chapitre 34) Il est plutôt rare qu’un mort s’encombre de quoi que ce soit.
  • La veille, après avoir compris qu’Anastasia ne viendrait pas au rendez-vous à l’Hôtel des Bergues, il était rentré chez lui, le cœur navré, et il avait téléphoné à son père. Il lui avait tout raconté. La douleur d’être rejeté, de se voir préféré à un autre. (page 362; chapitre 41) La douleur de Lev qu’Anastasia le préfère à Macaire?
  • Elle était heureuse comme jamais et ça se voyait: elle était sublime, magnifique et rayonnante, baignée de soleil et surtout de l’amour de Lev. (page 401; chapitre 49) Pourquoi pas ravissante, éclatante et resplendissante?

Après tout, la véritable énigme est de comprendre comment l’auteur de La Vérité ait pu écrire L’Énigme. À mon avis, c’est Joël Dicker qui a été assassiné dans la chambre 622. Lev a pris sa place. Il a beaucoup de talents, cet homme, mais pas celui d’écrire un roman.

trois post-scripta

un roman, ou une série télévisée?

La Vérité sur l’affaire Harry Québert a fait l’objet d’une série télévisée américaine en 2018. Avec l’Énigme de la chambre 622, Joël Dicker semble avoir voulu écrire le scénario d’une telle série, plutôt qu’un roman. En plus de tous les cliffhangers, l’histoire comprend de nombreuses scènes qui feraient merveille à l’écran, mais passent presque inaperçues à l’écrit. Page 272, Cristina “sentit soudain une lourde main se poser sur son épaule”. Elle ne sera pas la seule dans ce roman. Page 242, Macaire, au volant de sa voiture, vit “une silhouette [qui] se dressa sur la banquette arrière et lui lança un retentissant «bonjour, Macaire!»”. Surtout, page 72, nous sommes témoins d’une scène où Macaire, dans les couloirs de l’Hôtel des Bergues, est à deux doigts de constater que son épouse, Anastasia, sort de la suite de Levovitch. Après avoir reçu un appel de Cristina, lui annonçant que Levovitch, absent du bureau, était parti aux Nations Unies, “Macaire [qui souhaitait rencontrer Levovitch] et le concierge regagnèrent l’ascenseur. Au moment où les portes de la cabine se refermèrent, à quelques mètres de là, la porte de la suite s’ouvrit et Anastasia en sortit.” Dix lignes plus loin, Macaire quitte le lobby de l’hôtel et pénètre au bar, “au moment où Anastasia, elle, apparaissait dans le lobby, quittant les lieux prestement.” Ces scènes sont faites pour être filmées.

 

le père — le maître

Tout en réalisant son enquête avec le concours de Scarlett, Joël l’Écrivain, le personnage, écrit un roman. C’est le même roman que nous lisons, celui de Joël Dicker, l’auteur. Outre les nombreux récits au sujet de Bernard de Fallois, où Joël raconte se qui est arrivé à Joël…, c’est la reprise textuelle, page 567, par Joël le personnage, des premiers alinéas du chapitre 2, écrits — à l’évidence — par Joël l’auteur, qui en témoigne. Un “effet Droste” littéraire, ou “mise en abyme”, pourrait-on dire. Au demeurant, cette identité entre les deux Joël pourrait expliquer le désordre du roman: “Ne mélangez pas mes pages, je ne les ai pas encore numérotées”, dit Joël l’Écrivain à Scarlett, “qui attrapa mes pages sur ma table de travail pour voir où j’en étais”. (page 358)
Il existe toutefois un autre lien intéressant entre un personnage de ce roman et son auteur. C’est le lien entre Lev Levovitch et Dicker, au-delà de la remarque ci-dessus que c’est Lev qui aurait écrit le roman… sans avoir tous les talents de Dicker.
Par deux fois, le jeune Lev rencontre un homme plus âgé qui se comporte comme un père — et se sent comme un père — et qui devient son maître et protecteur. Un homme qui croit en Lev et en ses capacités, et qui prend le temps de l’introduire dans les secrets et les savoir-faire d’un métier et de son environnement social et culturel. Edmond Rose, patron du Palais de Verbier, qui n’a pas de fils, le fait dans le domaine de la grande hôtellerie, et Abel Ebezner, vice-président de la banque qui porte son nom, déçu par son fils Macaire, le fait pour le monde bancaire. Ensemble, ils contribuent à la fulgurante ascension sociale et financière de Lev, qui démarre comme groom et porteur de valises au Palais de Verbier pour devenir un richissime banquier et ensuite propriétaire-exploitant de l’hôtel. Ce rapport “père-fils” ou “maître-élève” n’est pas sans rappeler celui entre l’éditeur Bernard de Fallois et l’écrivain Joël Dicker. Comme Dicker le rappelle, de Fallois n’a pas peu contribué au succès de La Vérité et à la renommée de son auteur. Cette relation entre un homme âgé, “père” et maître, qui a “réussi sa vie”, et un jeune, “fils”, qui “cherche son chemin”, est également présente dans La Vérité. Mais là c’est le jeune écrivain qui vient au secours du vieux, ce qui par ricochet… aide le jeune à dépasser son angoisse de la page blanche — ce que nous apprenons au travers d’extraits de son roman, et d’une autre mise en abyme.

 

Purge (2008), Sofi Oksanen

Un roman qui — à la différence de L’Énigme — utilise de façon magistrale un (apparent) désordre chronologique est Purge (“Puhdistus”) de Sofi Oksanen. Les 79 chapitres couvrent une période de 1936 à 1992. Après avoir lu le livre, j’ai noté tous les chapitres pour les “remettre dans l’ordre” et entrepris une nouvelle lecture. Ça aide à comprendre et apprécier, et offre même une seconde vie à l’histoire, mais ne constitue pas pour autant une critique de la composition telle que l’auteure l’avait pensée.

notre mémoire perdue de Katharina Blum ❧

Nous avons vidé la maison parentale. Les meubles, les affaires, les livres.
Dans la bibliothèque de mon père, j’ai choisi quelques romans. Dont ceux d’Heinrich Böll.
L’honneur perdu de Katharina Blum — que je viens de relire, en néerlandais — m’a autant impressionné qu’il y a cinquante ans. Ce livre n’a rien perdu de sa force.

mauvaises fréquentations

Katharina Blum a 27 ans. Elle a deux handicaps, et son comportement deux incohérences. Ses handicaps sont qu’elle est jolie, et qu’elle travaille bien et beaucoup. Elle travaille comme aide ménagère et dans l’horeca: les cafés, restaurants, fêtes et réceptions. Où elle se fait souvent harceler, surtout quand elle organise des événements au domicile de personnes influentes. Les incohérences dans son comportement, jugées suspectes, sont d’une part qu’il lui arrive souvent de prendre sa Volkswagen pour rouler pendant des heures et des heures, sans destination précise — ce qu’elle fait de préférence sous la pluie sur des routes arborées —, et d’autre part qu’étant connue comme prude et réservée — on l’appelle parfois “la nonne” — il vient de lui arriver, un soir de jeudi gras (Weiberfastnacht), de tomber sous le charme d’un homme jamais rencontré, de danser toute la soirée avec lui de façon fort intime, de décider sur le champ de vouloir vivre avec lui, et de l’amener chez elle. Or cet homme est un criminel — ce qu’elle ignore — pris en filature par la police, et elle l’aide à s’évader de son appartement. Les ennuis ne se font pas attendre, d’abord avec la police et ensuite avec la presse à scandales: la Zeitung. De l’avis de la police, la rencontre avec le gangster le soir de la fête n’était pas fortuite mais planifiée, et Katharina est une complice. Pourquoi tous ces kilomètres, soi-disant sans destination aucune? Où allait-elle? Pourquoi a-t-elle pris le tramway pour aller à la fête où elle a rencontré cet homme? Qui est le visiteur dont parlent les voisins — un homme important dont elle fuyait la présence, mais dont elle refuse de révéler l’identité —, et qui lui a offert une bague onéreuse — dont elle ne voulait pas non plus?
Pour la presse, en tous cas la Zeitung, il n’y a pas que ça. Les doutes de la police se transforment en certitudes, voire sont déformées et sa défaveur: Katharina devient le centre d’un réseau criminel qui menace la sûreté de l’État, et ceux qui lui sont proches sont trainés dans la boue. Tous? non, car la Zeitung est sélective dans ses opérations de démolition.
Puisqu’il apparaît que certaines infos ont fuité du bureau de la police pour être exploitées par la Zeitung, Katharina s’en plaint, à quoi le procureur lui répond que “celui qui n’a pas de mauvaises fréquentations, ou ne s’y frotte pas par hasard, n’offre aucune opportunité à la presse de déformer la réalité”. Katharina ferait partie de “l’histoire actuelle”, qu’à l’aide de la presse à scandales les gens ont le droit de connaître.
En réaction à quoi, sa vie détruite, Katharina décide d’accorder une interview au journaliste de la Zeitung, et l’abat d’un coup de feu.

pas de Böll à la bib

Cet aboutissement, nous ne le découvrons pas à la fin du roman, mais à son début, ce qui fait partie du style et de la structure magistrale du livre. En 58 brefs et parfois très brefs chapitres, Böll prend le lecteur par la main, et lui présente le récit comme un reportage au ton parfois sec et administratif et ailleurs ironique, mais en désordre chronologique. Ce qui me fait penser au roman (bien plus récent) Puhdistus (Purge) de Sofi Oksanen en 2008.
Je conseille aux lecteurs de ne pas se décourager devant les bizarreries de style et de contenu des deux premiers chapitres, et de bien mémoriser les noms allemands qui parfois se ressemblent. Ceci étant fait, l’histoire court comme un train.

J’ai relu deux fois le livre (en néerlandais) et découvert ensuite que j’ai également une édition de poche en allemand, éditée en France, dans la collection “Lire en Allemand”, avec (la plupart du temps) des explications en allemand et (plus rarement) des traductions en français. Couplée avec la lecture en néerlandais, cette version originale en allemand m’a plutôt réussi.
Entretemps, je constate qu’il n’y a aucun Böll dans les librairies, et très peu à la bibliothèque. Dont aucune Katharina Blum.

 

Post scriptum: Die verlorene Ehre der Katharina Blum a été portée à l’écran par Volker Schlöndorff et Margarethe von Trotta en 1975.

n’oublions pas Mr. Fenchel — À l’est d’Eden, John Steinbeck ❧

Par les temps qui courent — la guerre en Ukraine, s’entend — il peut être opportun de relire ce bref extrait du roman “À l’est d’Eden” de John Steinbeck. La scène se passe à Salinas, en Californie, fin 1917 ou début 1918, alors que les États-Unis sont entrés en guerre contre l’Allemagne. Par un souvenir de jeunesse personnel, Steinbeck avertit ses lecteurs des risques d’amalgame, entre un pays ennemi (dans ce cas l’Allemagne) et ses ressortissants (les Allemands), surtout quand ils ont la malchance d’habiter là où l’on aimerait ne pas les voir (un paisible Allemand, Mr. Fenchel, parmi ses concitoyens états-uniens).

Le fichier joint donne d’abord ce bref extrait en anglais, et puis deux traductions, d’abord en néerlandais, et puis en français: “We had our internal enemies too, and we exercised vigilance.”

 

Trois petites remarques:

  • C’est en passant à la Grande bibliothèque du Québec à Montréal que j’ai pu copier le texte français. [Certes, il doit y avoir beaucoup d’autres lieux où le trouver, mais là c’était le plus pratique.] Cette bibliothèque est sublime!
  • La traduction française de 1954, pourtant rééditée en 2007 (!) — et toujours diffusée — comprend dans ce bref extrait de deux pages: (1) une grosse erreur, (2) une petite erreur et (3) une faiblesse. Je me suis permis de les corriger — et m’interroge sur la qualité du reste du texte.
  • Dans le contexte socio-économique actuel The Grapes of Wrath (Les raisins de la colère), également de John Steinbeck, 1939, mérite également d’être (re)lu. Si vous ne lisez pas tout, lisez au moins le chapitre 19 (page 240 et suivantes): “…cette grande vérité: lorsque la propriété est accumulée dans un trop petit nombre de mains, elle [leur sera] enlevée… et cette autre, qui lui fait pendant: lorsqu’une majorité a faim et froid, elle prendra par la force ce dont elle a besoin…“.

l’inconnu de la poste — Florence Aubenas

Si je peux vous conseiller un livre, ce sera “L’inconnu de la poste” de Florence Aubenas, qui nous avait déjà donné “Le Quai de Ouistreham”.

L’écriture d’Aubenas est documentaire par ses sujets, mais bien au-delà du journalisme, elle est littéraire par ses qualités. Alors que dans “Ouistreham” elle avait elle-même créé le récit — elle en était le personnage principal —, dans “L’inconnu de la poste” elle se veut surtout être témoin. À l’image de Günter Wallraff, qui se transforma en ouvrier immigré pour écrire “Ganz unten” (ou “Tête de Turc”) en 1986, l’Aubenas de “Ouistreham” était femme de ménage, dans les hôtels, les navires…, pour un roman d’immersion et d’investigation. Elle était tellement engagée dans son récit qu’elle a dû, si je m’en souviens, se mettre des freins.
Dans “L’inconnu de la poste”, elle est bien plus distante. Rares sont les pages où elle parle d’elle-même, de ce qu’elle fait. On ressent toutefois sa présence, même quand elle ne se mentionne pas. L’histoire qu’elle raconte l’a bousculée, et la façon dont elle la raconte bousculera le lecteur. Ce n’est pas un livre qu’on repose après l’avoir lu, pour passer à autre chose.
C’est un livre qui vous poursuit.

[Avertissement: Le texte ci-dessous révèle une partie du contenu du livre.]

Le récit est simple. Le matin du 19 décembre 2008, la postière de la petite agence de Montréal-la-Cluse (3500 habitants, dans le département de l’Ain) est assassinée de vingt-huit coups de couteau. Quelques milliers d’euros sont pris. La postière est une femme d’une quarantaine d’années, qui vient de se séparer de son mari, s’est installée avec “le nouveau”, et attend un enfant. Assez vite, la suspicion et les recherches s’orientent sur un marginal et toxicomane, habitant presqu’en face de l’agence postale, et arrivé au village en 2007. En fait, il s’agit d’un acteur à la fois célèbre et inconnu, Gérald Thomassin, César du meilleur jeune espoir masculin en 1991, pour “Le petit criminel”. Tant ses copains toxicomanes à Montréal-la-Cluse, que les proches de la victime, le petit monde local, la presse, la police et la justice le considéreront coupable de ce crime — il sera gardé à vue en mars 2009 et incarcéré en l’attente d’un procès de 2013 à 2016, puis placé sous contrôle judiciaire — jusqu’à la découverte fortuite d’un autre suspect en mai 2018, dont l’ADN correspond aux traces laissées sur la scène du crime et sur la victime. L’acteur Thomassin disparaît pourtant le 29 août 2019, le jour où une ultime confrontation devait conclure le dossier. Quelques mois plus tard, en juin 2020, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon confirme un non-lieu à son égard. “Il y a tout lieu de penser qu’à nouveau convoqué par la justice en 2019, onze ans après les faits, Gérald Thomassin n’a pas supporté cette perspective et qu’il s’est suicidé, alors qu’il était pourtant déterminé à se rendre à la convocation” conclut-elle — et conclut Florence Aubenas son livre, à trois petites pages près.

 

[Le hasard des lectures a fait que, juste avant “L’inconnu de la poste”, je venais de terminer “De sang-froid” (“In Cold Blood”) de Truman Capote (1966), prototype du roman non-fictionnel au sujet d’un assassinat particulièrement sanglant: deux assassins pour quatre victimes dans un village perdu du Kansas. Avec cette différence qu’Aubenas est entrée dans son récit en s’intéressant au suspect principal, alors que Truman Capote est parti d’un crime dont on ignorait alors les auteurs, qui furent ensuite identifiés, arrêtés, jugés, condamnés à mort et pendus. L’une comme l’autre se sont engagés dans un long travail dont ils ne pouvaient connaître l’aboutissement — la disparition de Gérald Thomassin pour l’une, l’identification des assassins et leur condamnation et mise à mort pour l’autre — et se sont longtemps entretenus avec ces suspects, tous des marginaux: coupable idéal dans un cas, coupables réels dans l’autre. Il apparaît même — ou serait-ce le choix des auteurs et leurs livres? — que la population du village états-unien, sa police et sa justice se soient comportées de façon plus humaine à l’égard des coupables que leurs homologues françaises à l’égard d’un suspect — à l’exception notable de la loi, qui au Kansas impose la peine de mort.]

 

“un monstre est entré dans la ville et nous voulons qu’il soit arrêté et sévèrement puni”

 

[Avertissement: La réflexion qui suit au sujet de l’affaire de la postière est basée sur la seule lecture du livre, par lequel Florence Aubenas s’est approchée de la perspective de Gérald Thomassin, et pour lequel elle n’a pu parler qu’avec ceux et celles qui lui avaient donné leur accord.]

Il y a de quoi s’étonner quand on lit les éléments à charge, établis par la police et la justice après des années d’enquête, qui sont en gros que Thomassin habite près de la poste, porte toujours un couteau à cran, manque souvent d’argent et a parlé à ses copains d’entreprendre un braquage. Il est toxicomane et alcoolique, a été violent à l’égard de sa copine, et semble obsédé par la mort, par le meurtre et par la victime — il en a longuement parlé à deux dames rencontrées au cimetière, mimant comment le meurtre aurait pu être commis. Et puis, il y a… sa filmographie. On lui reproche même d’avoir offert un DVD de son dernier film à la future victime — “Le premier venu” — certaines scènes étant interprétées comme des menaces.

Ou quand le journal Le Progrès annonce l’arrestation en 2013, écrivant “Le meurtre de Catherine Burgod, responsable de l’agence postale du vieux Montréal, à Montréal-la-Cluse, vient peut-être de trouver son épilogue, avec l’arrestation d’un homme qui a été interpellé sur la base d'”indices graves et concordants”, selon une source judiciaire. Une piste plus que sérieuse alors que l’enquête avait piétiné durant tant d’années. L’ADN a fini par parler pour aboutir à l’interpellation de ce suspect, dont l’implication paraît sérieuse et dont le profil correspond à celui d’un braqueur. Il vient d’être placé en garde à vue pour être longuement interrogé sur sa présence ce jour-là sur les lieux du crime, mais il a nié fermement être l’auteur du meurtre.” L’affirmation au sujet de l’ADN est manifestement fausse, les autres sont plus simplement erronées (profil d’un braqueur, présence sur le lieu du crime…).

Ce faisant, la justice passe outre l’absence de toute trace de sang de la victime sur Thomassin, sur son couteau et dans son appartement, alors que le meurtre a été particulièrement sanglant et qu’un moyen redoutable, le Bluestar, a été utilisé pour en chercher. Elle écarte la présence de traces d’ADN d’un inconnu, qui ont pourtant suffi pour dédouaner tous les autres suspects possibles.  Et elle néglige le rapport de Thomassin à l’argent, car quand il en a besoin (toujours un peu), il le quête ou le demande — et l’obtient —, et quand il en possède beaucoup (comme après avoir joué dans un film), il le distribue généreusement. Or personne ne sait où le butin du meurtre-braquage est resté. Même le soir du crime, Thomassin est sans le sou, il tape quelques euros à un voisin pour acheter une rose.

La justice a voulu avoir un suspect, un coupable. Elle se l’est construit. Le petit monde de Montréal-la-Cluse et la presse le lui avaient réclamé. La famille et les proches aussi, parfois violemment, en actes et en paroles — le père de la victime est plutôt du genre potentat local, teinté de népotisme, et l’ex est violent. La justice s’est choisi un marginal et quelques coïncidences bien minces (l’adresse et le couteau), a oublié ce qui ne colle pas (l’ADN, le rapport à l’argent) et transformé une filmographie en CV, une violence subie lors de la jeunesse en meurtre commis à l’âge adulte, et un petit cadeau en menace. Elle a poussé sa propre victime dans le profil qui lui convenait — un étranger au village où tout le monde se connaît —, jusqu’à ce qu’il se comporte en conséquence, et finit par y ressembler. Les choix et les actes de cette justice ont convaincu la population, dont l’opinion à son tour a su convaincre la justice.

 

Alors, la justice, a-t-elle tué?
Aurait-il été plus juste d’avouer qu’on ne savait pas?

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