La réflexion que je développe ci-dessous risque d’être extrêmement minoritaire — les députés ont voté, à l’unanimité, et je pense qu’ils se trompent. C’est pourquoi j’essayerai d’être très précis, et pourquoi je vous invite à réagir. [L’adresse électronique se trouve en bas à droite.] Point de départ sont trois articles publiés ces derniers jours par Le Monde et par Libération, et surtout les faits et arguments qu’ils relatent.

Le 2 avril, Le Monde écrit >Le Comité d’éthique ne préconise pas d’ouvrir le don du sang aux gays. Ce que le directeur général de l’association de soutien aux jeunes homosexuels et transsexuels Le Refuge juge “un peu maigre”. Car “les associations de défense des droits des homosexuels et transsexuels réclament de longue date la levée de l’interdit, qu’ils considèrent comme une discrimination.” [Remarquez au passage la prudence du titre “ne préconise pas d’ouvrir” plutôt que “préconise de ne pas ouvrir” — titre qui diffère en outre de celui du fichier numérique du Monde, celui que vous lisez en haut de votre écran, quand vous accédez à l’article, et qui dit “le Comité d’éthique maintient l’interdiction”.]

Le lendemain, 3 avril, Le Monde titre >Les députés adoptent l’amendement contre l’exclusion des homosexuels du don du sang: “L’Assemblée nationale a voté vendredi 3 avril à l’unanimité un amendement contre l’exclusion des homosexuels du don du sang, lors de l’examen en première lecture du projet de la loi santé. Les députés ont proclamé que ‘nul ne peut être exclu du don de sang en raison de son orientation sexuelle’, alors que les homosexuels n’ont pas le droit de donner leur sang en France depuis 1983, en raison d’un risque accru de contamination par le virus du sida.”  La ministre de la santé Marisol Touraine a détaillé la position du gouvernement ainsi: « [Il s’agit de] lever les discriminations relatives à l’orientation sexuelle, et de leur substituer un critère de comportement sexuel s’appliquant à l’ensemble des donneurs potentiels. »

Le surlendemain, 4 avril, Libération publie une interview avec François Berdougo, de l’Inter-LGBT >«Les homosexuels pourront donner leur sang, c’est un symbole fort».  Il y déclare, entre autres: “C’est symboliquement très fort” et “Cela met fin à une discrimination perçue”.

Si l’on doit se réjouir de la modération de l’ensemble de ces propos, tant des responsables d’associations, que des politiques et des journalistes en question, et bien que je doive préciser que je suis complètement incompétent pour juger du fond de la question (la sécurité des processus de transfusion sanguine), il me semble qu’il y ait une erreur fondamentale dans ces arguments.

“Discrimination”, le mot revient chaque fois — encore que François Berdougo le nuance, y ajoutant le qualificatif “perçue”. Or, pour qu’il y ait discrimination, il faut qu’il y ait un droit. Le don du sang, constitue-t-il un droit, dans la personne du donneur? Il me semble que non. [Que fera-t-on, le jour où, on ne sait jamais, la recherche médicale nous apporte un produit de substitution, et rendra le don de sang inutile? Que fera-t-on de tous ces ayants droit?] S’il existe un droit, en matière de transfusion sanguine, c’est bien du côté des récepteurs de sang qu’il faut le placer. Les seuls critères de jugement devraient être la quantité et la qualité du sang qu’on pourra collecter, et les conditions économiques dans lesquelles cette collecte peut se faire. À nouveau, je dis mon incompétence sur le fond de cette question, qui est médicale, et non pas symbolique ou politique: il se peut que l’application des critères qui me semblent fondamentaux mène aux mêmes conclusions que ceux mis en avant par les associations de défense des droits des homosexuels, ou par la ministre et les députés. Là n’est pas la question.

Si la recherche de reconnaissance et d’égalité de la part des homosexuels et de leurs associations se justifie pleinement, et si l’on comprend bien la place éminente qu’y occupent la santé et — surtout — le sang, matière emblématique si l’en est, il est une erreur, voire une dérive d’ériger en symbole un acte médical, le prélèvement de sang, qui devrait être jugé sur sa seule efficacité.

Les demandes des associations LGBT nous mènent plus de deux siècles en arrière. Il est une conquête majeure des Lumières, que la Révolution française a contribué à mettre en œuvre, d’avoir remplacé la charité chrétienne par la solidarité. La première renvoie au donneur, et réduit celui qui reçoit au statut d’objet de l’acte de charité — et à l’extrême va jusqu’à justifier l’existence de la pauvreté par l’exigence de charité — alors que la seconde crée un droit, mais alors dans la personne qui reçoit.
Pour qui veut donner, et exprimer ainsi sa solidarité et sa pleine participation à la société, il y a pléthore de moyens, collectifs ou individuels, discrets ou publics. Les occasions ne manquent pas.

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Ce qui me mène à trois pensées, par lesquelles je quitte progressivement le thème spécifique de cette réflexion, pour l’élargir à d’autres sujets de réparation et d’éradication de discriminations.

(1) Pouvoir donner son sang n’apporte aucun avantage matériel.  La démarche des homosexuels est celle d’un groupe, ou plutôt d’un ensemble d’individus, en quête d’un geste de reconnaissance symbolique. Ce cas n’est pas rare: de plus en plus de groupes (ou d’ensembles d’individus) sont à la recherche de reconnaissance symbolique. Il est plutôt réjouissant, dans une société qu’on dit matérialiste et individualiste, de constater qu’autant de gens expriment si fortement l’attention qu’ils accordent au regard que portent les autres. Le parfait matérialiste, le parfait individualiste, il se fout des autres, y compris de leur regard. Il n’a cure de reconnaissance symbolique. Je constate que notre société n’est pas aussi individualiste ou matérialiste qu’on le croit.

(2) Il apparait qu’aucune reconnaissance symbolique ne vaille celle de la loi. Qu’aucune action ne peut exister sans la loi. C’est ainsi qu’on doit comprendre la démarche des associations de défense des homosexuels. Ces dernières années ont vu se multiplier les lois dont la principale motivation est celle d’exprimer une reconnaissance, une attitude, un regard — ou au contraire de critiquer telle ou telle attitude, tel ou tel regard, mais sans véritable levier, autre que le verbe. Les lois commémorielles, mais aussi les lois antiracistes, et nombre de lois pour le droit des femmes, me semblent une parfaite illustration de cette tendance.  On voit bien que les véritables leviers d’action sont ailleurs que dans la production de lois, et que les véritables objectifs des lois sont bien au-delà de leurs effets réglementaires. Pourtant, c’est des lois qu’on produit, et qu’on continue de produire. Comme si le rouge et or des assemblées et le verbe confus du Journal Officiel constituent le symbole le plus fort, le plus puissant qu’une nation du 21ème siècle puisse se donner.
Ne faudrait-il pas désacraliser la loi? Orienter l’action du politique sur d’autres leviers que celui de la loi? Et inventer d’autres symboles que la loi, par lesquels la nation exprime les valeurs qui lui tiennent à cœur?

(3) Le long dix-neuvième siècle (jusqu’à l’après-guerre de 1918), et les siècles précédents à leur manière, érigeaient des monuments comme symboles. Or, les nouveaux monuments sont rares et discrets. (Craint-on les agressions?) Un des rares qui me vient à l’esprit — et qui concerne une autre discrimination, celle de l’esclavage — se trompe même de sujet. (Est-ce par pudeur?) Il s’agit du Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage, à Nantes. Un monument pour les victimes, était-ce trop demander?

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Pour résumer, je pense que donner du sang ne peut être considéré comme un droit, pour qui que ce soit. Recevoir du sang, oui. Et qu’en conséquence, on ne peut parler de discrimination. Allant plus loin que ce débat sur le don du sang, et pensant à toutes sortes de discriminations, actuelles ou historiques, je pense que nous avons intérêt à identifier d’autres formes de réparation et de correction, effectives et symboliques, politiques et sociétales, que la tendance actuelle à légiférer.