À mes amis canadiens
Bien que nous soyons encore en octobre, je vais vous parler de janvier, et d’Épiphanie, pour conclure avec un petit aveu.
Après les fêtes toujours un peu lourdes et exigeantes de fin d’année, au sujet desquelles nombre de gens s’angoissent dès la mi-novembre (les repas, les invitations, les cadeaux, les vœux, les voyages…), le début d’une nouvelle année a souvent une ambiance bonne enfant, plus décontractée, qui fait écho au timide retour de la lumière. Déjà les jours se rallongent, un peu, et la neige fait la clarté. La vie ralentit, un peu aussi. Certes, on ne dort pas, on n’hiberne pas, mais on se protège des grands froids.
Plusieurs fêtes ou traditions émaillent cette période, allant de l’Épiphanie, le 6 janvier, jusqu’à carnaval. Certaines sont anciennes, d’autres récentes, certaines d’origine romaine, d’autres chrétiennes, païennes ou mercantiles, certaines sont très répandues, presqu’universelles, d’autres locales. Les rois mages se célèbrent dans toute la chrétienté, mais au lundi perdu (ou parjuré), qui lui suit de peu, seuls les Anversois mangent des worstenbrood (une chair de saucisse dans un pain feuilleté, chauffé au four) et les Tournaisiens du lapin. À la Chandeleur, le 2 février, on chauffe les poêles à crêpes — er is geen vrouwtje nog zo arm of ze maakt met Lichtmis haar pannetje warm, [à la Chandeleur même la femme la plus pauvre fait chauffer sa poêle]. Des plaisirs simples. Et d’autant plus forts.
La galette des rois de l’Épiphanie, avec une fève, nous vient des Romains. Déjà il y a deux mille ans, le plus jeune de la famille devait se cacher sous la table et dire à qui reviendrait telle ou telle part du gâteau. Celui qui trouvait la fève — faut-il le rappeler? — devenait roi du jour, et pouvait se choisir une reine (ou inversément). En vingt siècles, sauf la nature de la fève et peut-être la recette du gâteau (la frangipane) peu semble avoir changé. Encore que parfois cette fête pouvait être plus exubérante. Un tableau de Jacob Jordaens au musée de Vienne nous montre une Fête du Roi de la Fève, fait à Anvers en 1640. On y voit un roi et sa reine du jour au milieu d’une joyeuse troupe de fêtards, dans ce que le commentaire appelle une tradition populaire flamande pour la fête des rois.
Et c’est de ces rois que je veux vous parler.
À partir d’une simple scène décrite dans l’Évangile de Saint-Matthieu, toute une légende avec des personnages et des traditions s’est créée: quelques mages, ayant suivi une étoile, ont rendu visite à l’enfant Jésus. Au fil des siècles, ces mages sont devenus des rois, et leur nombre indéfini est devenu trois. Selon les cultures, langues ou civilisations, ils ont reçu des noms différents, qui pour nous, formés par l’église romaine, sont Gaspard (ou Caspar), Melchior et Balthazar. Les mêmes lettres C+M+B de la phrase Christus Mansionem Benedicat (le Christ bénit, protège cette maison) que dans certains pays (Allemagne, Autriche, Alsace…) on inscrit à la craie sur les linteaux des portes, le jour de l’Épiphanie. Peu est dit dans l’Évangile de ces rois, ou de ces mages, sauf les riches cadeaux qu’ils ont apportés: or, myrrhe et encens. Un moine anglais du septième siècle a dit qu’ils devaient être européen, asiatique et africain, représentant ainsi la terre entière. Alors, à partir du quinzième siècle, on voit apparaître sur les tableaux montrant l’Adoration des Mages (thème très apprécie de l’art européen) un roi Balthazar noir. Le triptyque peint en 1470 par le peintre brugeois d’origine allemande Hans Memling en est exemplaire. Il montre un Balthazar vraiment africain, bien plus que la seule couleur, de surcroît superbement habillé. Comme un roi. Le sens de cette peau noire, de ce physique noir est clair: Jésus qui vient de naître est le roi de tous les humains, donc aussi des Africains. Ou, dit autrement: les personnes de peau noire ont la même dignité humaine que les autres, et le roi Balthazar les représente auprès de Jésus. Une attitude qui tranche avec celle des siècles suivants, quand l’Europe atlantique, bourgeoise et mercantile allait s’enrichir par le commerce et le travail des esclaves africains. Une approche artistique comme celle de Memling a toutefois perduré, parfois, au milieu des nombreuses représentations de noirs sauvages et animalisés, en témoigne Quatre études pour la tête d’un Maure, que Peter Paul Rubens peignit en 1640.
Hans Memling, l’Adoration des Mages (1470), extrait du triptyque
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Les rois mages, mais alors des figurines (trois, plus un chameau), enfants nous les faisions avancer lentement vers la crèche de Jésus, quelques centimètres par jour, entre Noël et l’Épiphanie.
Mais il y avait plus important: le jour de cette Épiphanie, de cette fête des Rois, nous partions chanter dans les rues, sonner aux portes chez les gens, malgré le froid mordant, pour recevoir qui des gâteaux, qui des bonbons, voire quelques sous. Avec une de ses chansons enfantines insensées, mais bien cadensées, au sujet desquelles s’interrogent linguistes et historiens. La voici, en version dé-patoisée: ‘Drie koningen, drie koningen, geef mij een nieuwe hoed. Mijn oude is versleten, ons moeder mag het niet weten. Ons vader heeft het geld op de rooster geteld.’ [Rois mages, rois mages, donnez-moi un nouveau chapeau. Mon ancien est usé, notre mère ne doit pas le savoir. Notre père a compté l’argent sur la grille (c’est-à-dire le dépense sans compter). On devait être des enfants pauvres et maltraités par une mère colléreuse et un père qui dépensait son argent au bistrot… ou pire.]
On s’y prenait bien, pour être rois mages — sauf d’avoir un chameau. Je me souviens d’avoir fabriqué une grande étoile à cinq pointes, couverte de papier argenté, fixée sur une bobine de fil à coudre — les bobines nous servaient à tout, on construisait des jouets avec —, celle-là attachée en haut d’un bâton, avec une ficelle pour la faire tourner. Nous nous mettions des couronnes et des vêtements longs, pour ressembler aux rois mages tels qu’on les imaginait. Et puis: il y avait Balthazar. Plus symboliquement que réellement, un des enfants-mages recevait quelques traces de cirage noir sur les tempes, les joues, le front et le nez. Les noirs, les vrais noirs étaient rares, très rares dans la ville, parmi les amis, impossible d’en trouver assez pour fournir tous les Balthazar nécessaires. Mettre ce cirage nous était comme une évidence: les noirs, que certes on connaissait à peine, ils allaient à l’école (et ils allaient à l’église), ils devaient être comme nous. Autant être un des leurs. Ne serait-ce que de façon symbolique et le temps d’une après-midi. Grâce à la cire.
Je ne pense pas que nous ayons gardé des photos de ces rois noirs, de ces cirages sur les peaux blanches. À l’époque, les années 60, c’étaient les pères qui prenaient les photos. Et eux, ils étaient au travail. Le travail des mères, jamais prononcé, se faisait à la maison et dans le quartier, le marché et les magasins. C’est elles qui nous aidaient, nous préparaient et à la fin accueillaient et lavaient, loin de tout appareil photo. Mais, que je vous avoue, certes je me rappelle bien des Balthazar et de la cire, mais j’ai complètement oublié si moi-même, alors j’étais blanc ou si j’étais noir.