Inconnu à cette adresse — roman, 1938
Journal de l’année du désastre — récit, 1967

[attention: cynisme]

Inconnu à cette adresse est une des plus belles nouvelles du vingtième siècle. Je l’ai découverte sous forme de pièce de théâtre en novembre 2000 au Salon de Théâtre à Tourcoing, dans une mise en scène de Valérie Fiévet, une production du Théâtre du Monde Perdu et une programmation du Centre Transfrontalier de Création Théâtrale de Jean-Marc Chotteau. Avec Paul Jeary, Pascal Nawojski et, pour la danse, Filio Louvari.
Inconnu à cette adresse raconte la correspondance entre deux amis, galéristes à San Francisco, de 1932 à 34. L’un est allemand, il rentre vivre en Allemagne, où il adhère et coopère à la politique nazie, y compris celle à l’égard des Juifs. L’autre est juif américain. Mais c’est en Allemagne qu’ils ont tous les deux étudié, et qu’ils se sont rencontrés. Ils en partagent la nostalgie. Je ne vous raconte pas le récit.
Kathrine Kressmann Taylor (1903-1996) a écrit Inconnu à cette adresse en 1938, avant guerre, ce qui montre sa lucidité. L’œuvre rencontra un immense succès, et fut traduite dès l’année de sa parution en néerlandais et puis en allemand. Une traduction française a été publiée… en 1999, chez Autrement. Mieux vaut tard que jamais. [Il a fallu que l’écrivaine meure pour qu’on s’intéresse à nouveau à son talent.]

inconnu

“Éditons un autre Kressmann Taylor”, doivent-ils avoir pensé. Journal de l’année du désastre a été publié en 2012, toujours chez Autrement. Éditeur atypique, qui ne mentionne ni le prénom de l’auteur, ni le titre original, Diary of Florence in Flood. Il s’agit du journal que l’auteure a tenu du 3 novembre 1966 au 4 mars 1967 à Florence, pendant et après l’inondation qui a couvert la ville, ses palais, maisons et boutiques, ses gens, statues et tableaux de plusieurs mètres d’eau sale, de boue et de gasoil.

Or, Journal n’est pas un chef d’œuvre, ne méritait peut-être pas cette attention, et surtout ne montre pas cette même lucidité. Peut-être Kressmann Taylor a-t-elle préféré rester discrète au sujet de ses propres actions pendant ces mois difficiles, car page après page, jour après jour, elle semble vivre Florence et l’inondation comme une touriste regardant le désastre, tout en critiquant ceux qui ont le même comportement qu’elle. La seule action positive qu’elle décrit, sauf ses rencontres avec le maire ou le consul américain (et dès lors peut-être son influence à l’étranger), sauf ses longues balades et ses rencontres avec les sinistrés, est… le sauvetage d’un cygne blanc, pris dans le gasoil qui flotte sur les eaux de l’Arno, dont elle signale l’infortune à la police. Page après page, encore et encore, elle décrit les dégradations — certes plus nombreuses que tout ce qu’un livre peut mentionner —, ainsi que le courage et la force de vivre des habitants. Et l’heureuse volonté et tenacité des jeunes gens — Angeli del Fango — qui arrivent d’Amérique et d’Europe pour nettoyer les œuvres souillées.

florence

Mais nulle part, elle ne tire aucune conclusion de ce qu’elle voit — mise à part la désorganisation de l’État italien. Se rend-elle compte que déjà avant l’inondation, et sans doute de siècle en siècle, les conditions de vie de bon nombre de Florentins, habitant des caves sombres et humides, étaient indignes? Qu’ils n’avaient pour survivre que revenus faibles et incertains? Voit-elle dans les pierres et les visages comment toutes les richesses florentines n’ont pu être réalisées et accumulées que grâce à l’exploitation de la force et du travail des Florentins? Peut-on se suffire de saluer leur gaieté, leur courage et leur génie, et oublier leur misère?

Et puis, il y a dans ce livre, avec la perspective d’aujourd’hui, une sacrée ironie. Ou cynisme plutôt. La veille de l’inondation, le maire, lors du banquet annuel de la chambre de commerce américain, aurait déclaré “Florence n’a jamais redouté la compétition: s’il continue à pleuvoir ainsi, demain matin l’Arno fera pâlir votre Mississippi!” Maintes fois, dans son livre, Kathrine Tressmann Taylor souligne la capacité des américains (et des britanniques) à se mobiliser et s’organiser pour Florence, surtout pour ses trésors et un peu moins pour ses habitants, comparée à la désorganisation italienne. Pourtant, en 2005, quand l’ouragan Katrina a mis la Nouvelle Orléans sous plusieurs mètres d’eau, cette même Amérique a montré sa criminelle incapacité d’agir. Il devait être plus simple ou évident de sauver les marbres blancs de Florence que les habitants noirs de la Nouvelle Orléans.