Personne ne remarque cette ligne dans la Nieuwdreef à Merksem, mais pour moi elle est pleine de souvenirs. La chaussée en plaques de béton, sur la gauche, a été réalisée en avril 1957. C’est ce que racontent les dates, tracées dans le ciment. Pour la partie droite, en bitume, je n’ai pas de données précises, mais d’après quelques cartes et photos ça doit être au début des années septante. Pendant plus de dix ans, à droite de cette ligne, là où ne se trouvait pas encore de chaussée, il y avait une haute rangée de peupliers, un peu en biais par rapport à la rue, puis des prairies et des fossés. C’est-à-dire des polders, à perte de vue. Le monde urbanisé dans lequel mes parents avaient construit leur maison en 1952, s’arrêtait net à cent mètres de chez eux. Après, c’était la campagne. On se disait.
Longtemps — jusqu’à mes dix ans? — mon monde s’est limité au jardin, à la rue, aux terrains vagues qui s’y trouvaient — et à l’école, la mer, la famille, les sorties… Ensuite, c’est allé vite, et j’ai découvert cette campagne, ou ce qui en restait dans une ville qui allait se transformer et s’aggrandir à grande vitesse. Les peupliers allaient être abattus, les terrains rehaussés, une rivière — puante, le Schijn — enfermée dans des caissons en béton, personne ne s’en plaignait, les roseaux arrachés, une autoroute internationale construite, de vieux chemins en schiste et en cendres, déjà présents au dix-huitième siècle de la carte Ferraris, rectifiés, assainis, aménagés, et les terrains attenants lotis. Quant aux fermes, je ne sais plus. Et quant aux gitans qui campaient dans le creux d’un chemin, encore moins. Comme si je savais que tout allait disparaître si vite, j’ai sauté sur le grand vélo que je venais de recevoir, pour découvrir cette vieille campagne, ses prés et ses fossés. [Et pour apprendre comment ne pas réparer une chambre à air, comment ne pas monter les freins ou le dynamo, et pourqoui ne pas nettoyer un garde-boue tout en roulant.]
Autant dire que ce ne sont pas les têtards ni les capselles ou autres fleurs des champs qui m’ont le plus intéressé. C’est l’espace qui m’attirait. La liberté de pédaler, et de m’étonner. Une paisible chapelle avec ses arbres — ne me demandez pas si c’étaient des tilleuls, ce n’est que plus tard que j’ai commencé à m’y intéresser. Un ruisseau d’eaux claires, la Laarse Beek, ses courbes, ses voûtes vertes et ses petits ponts. Les voies ferrées et leurs passages à niveau, où un jour un ami mit une pièce de monnaie sur les rails, que nous n’avons pas retrouvée, ni trop cherchée d’ailleurs. Les hameaux, maintenant entourés de villas, et les grands immeubles du quartier Luchtbal, puis le port. Et cet immense pont en acier, qui menait le chemin de fer au-dessus de la vieille chaussée pavée de la Groenendaallaan, juste derrière le pont du Schijn aux eaux lentes, puantes et dégueulasses. J’osais à peine passer par là, et regardais d’abord si par malheur un train n’arrivait — la circulation y est dense, et le bruit vous écrase.
Ensuite, mon horizon s’est élargi, pour d’autres découvertes. Mon attention pour ce petit pays s’est amoindrie. Quand enfin j’y suis retourné, il n’existait plus. J’y cherche encore des souvenirs.