images du château de Gaasbeek, au sud-ouest de Bruxelles.
Il y a quelques années, alors que mon fils habitait et travaillait à Compiègne, nous avons visité ensemble le château de Pierrefonds, qu’entre 1857 et 1885 Eugène Viollet-le-Duc y a construit à la demande de l’empereur Napoléon III. Construit, je dis, car du château original, qui devait dater du quatorzième siècle, il ne restait plus que ruine. Pierrefonds est un immense château-fort, auquel il ne manque rien (pont-levis, donjon, tourelles, créneaux, mâchicoulis, meurtrières, etc,), mais à ceux qui le visitent je conseille surtout de ne pas oublier le bal des gisants, dans la cave. [On y voit comment à travers les âges les monuments funéraires, d’abord humbles et pieux, sont devenus hautains et vaniteux. La noblesse et le haut-clergé n’ont certes pas abandonné l’Église, bien au contraire, mais ils ont perdu leur croyance.] Qui dans sa jeunesse a joué avec des figurines de chevaliers et des châteaux-forts en bois ou en carton, y voit où les fabricants de jouets ont trouvé leur inspiration.
Il y a une quarantaine d’années, j’ai visité (deux fois) le château de Neuschwanstein dans les Alpes bavaroises, que le roi Ludwig II y a fait ériger de 1869 à 1886. C’est un véritable catalogue de l’architecture médiévale européenne, qui à son tour a inspiré Walt Disney et d’autres après lui pour concevoir des châteaux fantastiques avec tourelles et princesses. [Bien qu’à Neuschwanstein, au temps de Ludwig II, il ne doit pas y avoir eu de princesses.]
Il y a quelques jours, à l’occasion de l’exposition Rebelse echo’s, j’ai visité le château de Gaasbeek dans le Pajottenland (un petit pays au sud-ouest de Bruxelles). Ce château est bien plus petit que Pierrefonds et attire beaucoup moins de visiteurs que Neuschwanstein, mais par sa profondeur historique et culturelle, il est beaucoup plus intéressant. On ne sait jamais ce qu’on voit.
Egmont
Le château de Gaasbeek remonte au treizième siècle. À l’origine, c’était un château-fort qui devait protéger le duché de Brabant contre des attaques venant de Flandre et de Hainaut. En 1565, il est acquis par Lamoral comte d’Egmont, qui n’en profitera pas longtemps. En 1568, ensemble avec Philippe comte de Hornes et sur ordre du duc d’Albe, gouverneur des Pays-Bas, il est décapité sur la Grand’Place de Bruxelles. En 1695, le château est partiellement détruit par un bombardement français — comme le sera la grand’Place de Bruxelles cette même année.
À travers confiscations, ventes, mariages et héritages, le château déformé et transformé finit par être acquis par la famille milanaise des Arconati Visconti. Un rejeton de cette famille, Giammartino, se marie en 1873 avec une femme française, Marie Peyrat, fille d’un journaliste républicain de condition modeste, plus tard sénateur, et elle-même une femme influente dans les cercles libéraux et anticléricaux de Paris. Giammartino meurt en 1876, et Marie Peyrat, 35 ans, veuve et marquise Arconati Visconti, hérite l’immense fortune, dont le château de Gaasbeek (avec la bibliothèque que sa belle-mère Constanza, également engagée dans la politique, y avait créée). À cause de leur soutien au Risorgimento (le mouvement pour l’unification de l’Italie), les Arconati Visconti, tout comme de nombreux révolutionnaires, avaient dû quitter l’Italie. La Belgique était un pays libéral, ouvert aux dissidents politiques d’autres pays, et Gaasbeek ne leur était pas inconnu. Que le château a appartenu au duc d’Egmont, un héros de la liberté, certes catholique, dont la place dans la mythologie belge et européenne (Montaigne, Voltaire, Goethe, Schiller, Beethoven…) est peut-être plus grande que son véritable rôle, peut avoir joué.
C’est un tournant étrange, car à Gaasbeek, la jeune veuve parisienne aux idées progressistes, issue d’un nid doubement libéral (parents et beaux-parents) se découvre admiratrice du Moyen-Âge. Elle aime s’habiller en page, et charge l’architecte et artisan d’art bruxellois Charle-Albert de la transformation radicale du château en fortersse médiévale. Les travaux s’étalent de 1889 à 1898, et conduisent au résultat que nous connaissons aujourd’hui. Entremps, Marie Arconati Visconti étend la collection d’art par de nombreux acahts et commandes, jusqu’à ce qu’en 1921, deux ans avant son décès, elle décide d’offrir le château et ses collections à l’État belge, sous la condition de leur ouverture au public. Ce faisant, elle témoigne de sa reconnaissance à l’égard du caractère libéral du pays, de son hospitalité et de la liberté de parole offertes aux réfugiés politiques d’autres pays.
fiction
Ces dernières années, le château — qui par la force des réformes de l’État appartient désormais à la Communauté flamande — a fait l’objet d’importants travaux de restauration, après que plusieurs petites constructions (un arc de triomphe, une chapelle, une gloriette) ont été rénovées, et qu’un bâtiment d’accueil moderne et pratique a été réalisé à l’entrée du domaine de 50 hectares (atelier d’architecture Pierre Hebbelinck). Avec l’agence Origin comme maître d’œuvre, la restauration du château a ciblé l’état de la construction tel que la marquise et l’architecte Charle-Albert l’avient voulu et réalisé à la fin du dix-neuvième siècle. Le rétablissement d’une fiction historique, dont quelques transformations au cours du vingtième siècle, en désaccord avec les styles néo, avaient voulu se démarquer. Entretemps, plusieurs interventions artistiques ont eu lieu dans le château et dans son parc — des œuvres ont été commandées, exposées, parfois conservées — de façon que qui visite le château est sans cesse projeté entre un quatorzième siècle vrai ou imaginé, passant par tous les siècles suivants, jusqu’au jourd’hui, sans toujours savoir dans quel siècle “vrai” ou fictif il se trouve. Certaines œuvres sont clairement actuelles. Par exemple Je vous offre une maison dans la cour intérieure, une sculpture de Philip Aguirre y Ortegui de 2018, ou les photos d’Erwin Olaf qui en 2012 a fait rejouer un tableau de 1851 de Louis Gallait Derniers honneurs rendus aux comtes d’Egmont et de Hornes. On y voit aussi une copie ancienne de ce tableau (Jules Messiaen, 1908), qui à l’époque a dû être très célèbre (on trouve des versions en différents formats à Moscou, Tournai, Zottegem, Bruxelles, Anvers et New York), et qui par ses clairs-obscurs se montre finalement plus fort que les photos, trop nettes et détaillées. D’autres œuvres, telles les nombreuses tapisseries bruxelloises et tournaisiennes sont clairement anciennes. Mais d’autres encore sont beaucoup plus difficiles à placer, en tous cas pour un spectateur faiblement expérimenté comme moi. Il en résulte qu’en fin de compte on se retrouve dans un monde intemporel, ou peut-etre pluritemporel, qui vous défie avec ce qu’il montre. Ajoutez qu’il y a beaucoup à voir et à découvrir. Maintenant que je relis tout ce qu’il y a à Gaasbeek, je me rends compte de tout ce que j’ai raté.
prendre soin
Il faut noter que tant les aménagements que l’entretien et l’accueil des visiteurs sont réalisés avec beaucoup de soin. Je me suis senti dans un autre monde. Il faisait beau, ça peut avoir joué, il y avait peu de monde, et tout le monde était aimable. Il n’y avait guère que le montage de quelques chapiteaux sur la plaine devant le château, par la province du Brabant flamand, pour perturber un peu l’harmonie des lieux. Peut-être le fait d’être venu en train, alors que les gares d’Anvers-Central et Bruxelles-Midi sont des chantiers permanents, a-t-il joué sur ma perception.
Début novembre, le château fermera, pour se rouvrir au cours de l’année prochaine. Le jardin de fleurs, de fruits et de légumes, que je n’ai pas mentionné, fermera fin octobre. Le parc reste ouvert toute l’année.
[Il y a une ligne de bus de De Lijn, R42, de Bruxelles-Midi vers Leerbeek, tous les quarts d’heure. En environ une demi heure elle vous amène de la gare de Bruxelles-Midi jusqu’à l’entrée du domaine, arrêt Kasteel.]
P.S.:
L’exemplaire anversois du tableau Derniers honneurs rendus aux comtes d’Egmont et de Hornes (réplique d’après l’original de 1851) se voit actuellement dans l’exposition Ensor au Musée des Beaux-Arts d’Anvers (KMSKA), à côté d’une parodie qu’Ensor en a faite. Avec Les Gendarmes (1892, MuZEE) James Ensor montre les victimes du libéralisme économique, dans ce cas des pêcheurs d’Ostende, tués par les gendarmes alors qu’ils se révoltaient contre l’importation, à bas prix, de poissons anglais.