Avec leurs lointaines réminiscences à l’architecture de Lucien Kroll, les façades du siège de la MEL expriment des individualités qu’on ne retrouve pas dans le plan de l’immeuble. Mais là n’est pas le sens de cet article.

 

Au risque de décevoir certains lecteurs, ce texte — pourquoi le nouveau siège de la MEL est une erreur — ne concerne ni l’architecture ni l’aménagement intérieur de l’immeuble, ni le choix de bureaux paysagers, tous des sujets sur lesquels je ne me prononce pas. Il ne concerne pas non plus le montage juridique et financier, et il ne concerne que de façon indirecte sa localisation. Ça, on verra.
En outre, ce texte au sujet du siège de la MEL pourrait aussi bien viser d’autres immeubles, d’autres sièges que celui de la MEL. Sauf que — distinction essentielle ! — la MEL est, avec les villes, le principal garant de la qualité urbaine dans la métropole. Et c’est là que ça pèche.

La MEL, tout comme d’autres territoires et métropoles, a remis à l’honneur l’objectif de mixité urbaine et sociale. Les villes, les quartiers, les projets sont appelés à présenter un intelligent dosage de fonctions et une diversité de populations. Les projets urbains de la MEL en témoignent. Même le quartier d’affaires Euralille, démarré il y a plus de trente ans, n’a jamais voulu être monofonctionnel, et cherche, à son échelle, à renforcer les mixités. Les raisons d’être de ces objectifs de mixité et de diversité sont multiples. Il s’agit entre autres de permettre à tous et à chacun, voire à tous types d’activités et d’initiatives, de trouver leur place dans la ville — personne ne doit être oubliée. Il s’agit d’atténuer les ségrégations, qui conduisent les populations à s’ignorer et à vivre dans des mondes séparés. Mais il s’agit aussi de faire vivre les quartiers et de donner du sens à leurs espaces publics. Or, dans nos villes d’aujourd’hui, ces espaces publics, même bien conçus, sont fragilisés dans leur fonctionnement. De nombreuses activités humaines — commerciales, productives ou d’interaction sociale — ont quitté les rues ou les espaces en contact direct avec elles, pour se retrancher à l’intérieur des immeubles. Une part importante des déplacements se sont motorisés, accélérés et encapsulés, supprimant toute interaction positive avec l’environnement urbain, et n’offrant qu’encombrement, bruit, poussière et autres pollutions. Aussi, les rythmes de vie peuvent avoir changé. Par conséquent, à l’exception de quelques espaces centraux ou de pôles d’échange, souvent à des horaires limités, les rues de la ville sont vides. Il leur manque la présence des gens et leurs interactions.
Il ne s’agit pas ici de dresser une image enchanteresse d’une société idéalisée dans laquelle les interactions quotidiennes entre les humains seraient sans cesse riches et pleines de sens. Il n’empêche que la simple co-présence de gens différents dans la rue est une qualité et un potentiel énorme pour la vie. Or les gens se sont enfermés.

paradis

Il est dès lors regrettable — mais tout-à-fait habituel au regard de certains critères d’aujourd’hui — que plusieurs centaines de personnes (un millier? ou combien?) s’enferment pour toute la journée dans un seul immeuble dont l’unique entrée est bien gardée, organisent la plupart des échanges liés à leurs activités, même diversifiées, au sein de ce même immeuble, et y trouvent nombre de services et de facilités. Tel un centre commercial comme paradis pour le commerce ou un village de vacances pour le tourisme, un siège de bureaux, comme celui de la MEL, se veut un paradis pour le travail. Il n’a pas besoin de la ville et, surtout, il n’y contribue que très peu. Il est, à sa façon — injure suprême — une gated community.

Les raisons de cette façon de faire pour les sièges de bureaux sont connues. Il y a la standardisation des produits, des surfaces et des techniques de construction, savamment habillés pour se différencier en apparence. Car ces immeubles sont commercialisables comme des produits financiers sur un marché mondialisé, et doivent pouvoir être comparés selon des critères simplifiés. Il y a le prestige des maîtres d’ouvrage, des architectes, des territoires, des acquéreurs et des occupants, qui s’expriment dans les architectures. Il y a le fonctionnement interne et l’assurance pour les chefs de réunir en un seul lieu tous les subordonnés. Il y a certaines attentes des salariés — et dans le cas présent, celles des élus — qui apprécient bien les facilités. Et il y a, de plus en plus, depuis une vingtaine d’années, des impératifs de sûreté: on ne mélange pas son immeuble à la ville, et on gardienne une seule entrée.

Ces logiques sont lourdes. Mais également lourdes de conséquences. N’est-il pas paradoxal que dans des projets urbains on est allé jusqu’à organiser la mixité fonctionnelle (commerces, bureaux, logements) et la mixité sociale (au sens de la mixité des statuts d’occupation et des niveaux de revenu) au sein même des immeubles (et pas seulement pour des immeubles juxtaposés dans une même rue), et que parallèlement on construit, y compris pour ses propres besoins, des immeubles monofonctionnels de plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés, remplis de centaines (ou de milliers ?) d’agents.  [30.000 m² pour le siège de la MEL; les documents institutionnels mentionnant avec précision les 750 arbres et arbustes plantés sur le toit, mais ne parlant nulle part (!) du nombre de personnes qui y travailleront concomitamment… Est-ce une forêt qu’on construit, ou un lieu de travail et de démocratie locale?]
Quelle ville est-ce que ça fait, cette succession de façades stériles que sont Lille Grand Palais, le siège de la MEL et celui de la Région?

vase clos

Est-il illusoire de vouloir des bureaux qui se mélangent davantage à la ville? Qui contribuent à l’animation (je déteste le mot, mais ne trouve rien d’autre) des rues. La ville, peut-elle entrer dans les bureaux — surtout quand ils appartiennent à des institutions publiques — et les bureaux dans la ville? N’était-ce pas, quelque-part, l’ambition d’Émile Dubuisson quand il conçu un hôtel de ville pour Lille — qualité certes disparue depuis? Les vieilles universités, qui constituent des quartiers entiers, mélangés à la ville, mélangés à d’autres fonctions, d’autres formes urbaines et d’autres gens (!), peuvent-elles être un exemple à suivre?

Bon, je comprends que la MEL ait préféré suivre les voies tracées. Par ailleurs, on ne doit oublier que son nouveau siège a d’abord été pensé pour accueillir une institution européenne prestigieuse, l’Agence européenne du médicament, AEM, qui sans doute ne cherchait pas particulièrement les interactions avec la ville. Le Biotope, car c’est son nom, devait être un vase clos, comme dans un labo. Au regard de la façon dont l’Europe gère ses projets, la candidature de Lille était un coup qui aurait pu réussir. Or, Union européenne ne semble pas rimer avec qualité architecturale et urbaine — visitez ses capitales. À certaines occasions, ses institutions n’hésitent même pas à s’opposer pour elles-mêmes à des exigences de qualité qu’elles préconisent pour d’autres. Et, décider l’implantation de quelques institutions clefs (l’Agence bancaire européenne et cette AEM) à travers un concours de Darwinisme territorial favorise le conformisme hors-sol et, surtout, est la pire solution qu’aurait pu trouver une institution qui par ailleurs prétend s’occuper de développement et d’équilibre des territoires. Mais là, ce n’est même pas de Lille, mais de Bratislava qu’on parle, et de comment associer l’Europe Centrale à l’Union.

Donc, tout s’explique et tout se comprend, mais le regret d’une occasion ratée reste. Les pouvoirs publics, et surtout ceux en charge de l’urbanisme, à Lille et ailleurs, qui existent par et pour la ville, devraient s’interroger sur leur propre place dans la ville, et sur les contributions qu’elles pourraient avoir à son fonctionnement quotidien et à sa qualité.