Jef Van Staeyen

Catégorie : Blog Public (Page 3 of 17)

Ferrare, de sang et de sueur ❧

Ceci est la traduction tardive d’un texte en néerlandais, publié sur ce site en juin 2018, après mon voyage ferroviaire en Italie.

 

Commençons avec Goethe.

Zum erstenmal überfällt mich eine Art von Unlust in dieser großen und schönen, flachgelegenen, entvölkerten Stadt. Dieselben Straßen belebte sonst ein glänzender Hof, hier wohnte Ariost unzufrieden, Tasso unglücklich, und wir glauben uns zu erbauen, wenn wir diese Stätte besuchen.
Ferrara, den 16.
[Oktober 1786] nachts.

De toutes les villes italiennes que j’ai visitées ce printemps, Ferrare était la seule où Goethe est passé, dans son Italienische Reise: « Pour la première fois je suis surpris d’une sorte de déplaisir, dans cette ville grande et belle, plate, dépeuplée. Autrefois, une cour brillante animait ces rues; ici demeurèrent l’Arioste, mécontent, le Tasse, malheureux. Et nous croyons nous édifier en visitant ce séjour! » (traduction Jacques Porchat, révisée par Jean Lacoste, 2003). Je n’ai pas suivi les conseils de Goethe, qui a quitté la ville au lendemain de son arrivée.

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photos interdites

Jamais je n’aurais pensé qu’une photo prise le 5 août 2012, et publiée sur ce site, serait aussi subversive: les tours de refroidissement de la centrale nucléaire de Doel, près d’Anvers, prises en image à partir du ponton de Lillo, sur l’Escaut, soit 3 km à vol d’oiseau.
Déjà quand j’ai exposé la photo, 50 sur 70 cm, devant des collègues, j’ai reçu des commentaires hostiles ou pour le moins hésitants. Me considérait-on comme un adepte, un défenseur de l’énergie nucléaire? Alors, quoi des photos de guerres et de catastrophes? Pour moi, il s’agissait de la beauté de la lumière et du ciel, mais aussi d’une alerte, d’un rappel. Celui de ne pas oublier ce qui se passe à quelques kilomètres d’Anvers, et dont nous sommes trop dépendants.

Or, depuis le 28 janvier (2022), de telles photos sont interdites. Interdites d’être prises, et d’être publiées quand elles existent déjà. Le 9 décembre dernier, une nouvelle loi a été votée, à l’unanimité des députés, et sans qu’aucun commentaire n’ait été formulé, qui punit d’une amende de 26 à 100 euros (à multiplier par un facteur 8, je suppose, comme toutes les amendes inscrites dans la loi), et d’une peine de prison de huit jours à un an, celui ou celle qui réalise, publie, expose ou diffuse des photos ou autres images, ou des réproductions de celles-ci, de sites nucléaires.

Nous devons donc ajouter un troisième risque majeur à ceux déjà connus liés aux centrales nucléaires. À vrai dire, on s’en doutait. Au risque, certes petit, d’une catastrophe majeure qui anéantit un territoire, et le rend inhabitable pour plusieurs générations, et au risque, certain celui-là, de perdre le contrôle des déchets, car personne ne peut s’engager pour les générations à venir, s’ajoutent les menaces pour la démocratie.
Les risques (industriels, terroristes..) liés à l’énergie nucléaire sont tels, que nos sociétés sont amenées à prendre des décisions et à créer des dispositifs qui fragilisent leur fonctionnement démocratique et peuvent l’anéantir.
La nouvelle loi, présentée comme une extension d’une loi plus ancienne, qui depuis mars 2020 oblige les photos satellitaires à être floutées, et interdit les images aériennes, a été votée à l’unanimité. En moins de deux mois. Presque stoemelings. Or, nous avons des députés libéraux — et même un premier ministre de cette couleur —, nous avons des députés écologistes — et même des ministres, dont celle de l’énergie —, et nous avons des députés et des ministres socialistes. Comment font-ils rimer cette loi avec leurs idées? Ou comment fait la ministre de l’Intérieur, socio-chrétienne, qui a porté le projet? Comment fait le Conseil d’État, qui n’a trouvé rien à redire?

Plus fort que ça: quand des journalistes interrogent les collaborateurs de la ministre (le cabinet), ceux-ci renvoient vers l’Agence fédérale de Contrôle nucléaire (AFCN). Une porte-parole déclare: “Nous avons constaté que de nombreuses photos apparaissent sur lesquelles beaucoup de détails étaient visibles, tels les accès ou les mesures de protection. La loi ne nous permettait pas d’intervenir. C’est pourquoi nous avons choisi d’élargir la loi.”  Nous, c’est l’AFCN. C’est elle qui fait la loi.
Certes, l’AFCN annonce, toujours par la voix de sa porte-parole, qu’elle n’ouvrira pas la chasse à toutes les photos existantes, et respectera un principe de proportionnalité. [De raisonnabilité, “redelijkheid”, dit le texte que je lis.] Ce qui ouvre la voie à l’arbitraire et aux abus de pouvoir.

L’énergie nucléaire est au centre de nombreux débats. Certes, c’est à tort que dans l’imaginaire et dans le photojournalisme, on confond les réacteurs avec leurs tours de refroidissement — d’ailleurs seulement présentes là où l’eau de mer (Gravelines) ou des rivières ne suffit plus. Toutefois, comment mener un débat quand on n’a plus droit de montrer de quoi il s’agit?  Comment continuer à affirmer, à montrer notre dépendance, et la proximité dangereuse avec les lieux où nous habitons? La nouvelle loi est une censure. Elle enfreint la liberté d’expression et celle de la presse. Et  fait taire les citoyens. La meilleure façon de se débarrasser de cette loi est de se débarrasser de ce qui la rend “nécessaire” aux yeux de ses défenseurs. C’est-à-dire de mettre fin à l’énergie nucléaire, avant que nous n’enterrions la démocratie avec les déchets.

 

 

prisonniers de leur épargne ❧

Il y a de l’ironie, presque du cynisme dans ce qui suit.

Ces gens ont réussi. Peut-être étaient-ils plus intelligents, plus adroits, plus entreprenants. Peut-être ont-ils eu plus de chance. Peut-être ont-ils reçu un meilleur capital financier et culturel de leurs parents, fréquenté de meilleures écoles, trouvé de meilleurs jobs. Et bénéficié de quelques héritages ci et là. Peut-être ont-ils été plus économes de leur argent. Quoi qu’il en soit, ils disposent d’un matelas financier plus que confortable. Une telle aisance est agréable à avoir: on se sent mieux, plus sûrs, et contents de soi — une vie réussie. Puis, c’est bien pour les enfants aussi, et pour les vieux jours. Car avec la vieillesse, la santé et les maladies, les conditions de vie et les dépenses imprévues, on sait jamais.

Peut-être ont-ils investi leur argent dans l’immobilier, ou dans une entreprise — leur entreprise, un capital risque. Peut-être ont-ils réalisé des investissements dans des fonds anonymes. Anonymes, au sens que personne ne sait où va l’argent — demain ailleurs qu’aujourd’hui — ni d’où il vient quand il arrive. Il n’y a que le rendement qui importe. Les profits. C’est d’ailleurs pourquoi ils ont œuvré, avec leurs réseaux, leurs journaux et leurs politiques, pour que de plus en plus de secteurs d’activité s’ouvrent aux capitaux anonymes.

Vient le jour où ils perdent leur autonomie, et doivent s’installer dans une résidence-services, ou une maison de repos et de soins. Grâce à leurs épais matelas financier, ils s’installent dans la résidence la plus chic et la plus chère du pays. Elle se trouve tout près d’un parc, mais il faut traverser une des rues les plus circulées de la ville pour s’y rendre. De la chambre avec vue sur le parc, le parc ne se voit pas. Car l’immeuble a été construit comme hôtel cinq étoiles, mais n’a jamais été adapté à ses nouveaux occupants. Les rebords des fenêtres sont trop hauts pour que des lits ou des fauteuils on puisse voir les arbres. Les meubles sont trop lourds, les armoires trop petites. Un tapis très épais couvre les sols, il gêne les chaises roulantes, les déambulateurs et les pieds trainants. L’odeur de pisse s’y accroche. Surtout, il n’y a pas assez de personnel, pas assez de soins. Car ça coûte de l’argent. Ça menace les profits.

La résidence-services est financée par des capitaux aussi anonymes que ceux que ses habitants ont investis. C’est peut-être les mêmes. Prisonniers ils sont, de leur épargne.

Jefke, son bonnet blanc, et les tramways d’Anvers ❧

Me voici, début 1954. Extrait d’une photo “promenade le long du Canal Albert”.
Ce qui m’intrigue est le bonnet blanc. Ou plutôt: la petite pointe dans le bonnet blanc. C’est un motif moderne, qui doit avoir été très populaire dans les années cinquante, ou même avant.

La petite pointe, que je m’imagine présente dans de nombreux objets modernes d’alors, se voit aussi sur les tramways anversois dits “PCC”, construits dans les années cinquante par la société La Brugeoise et Nivelles (BN) — d’après un modèle américain plus ancien, mais en rupture avec les rames traditionnelles en bois. Livrés aux alentours de 1960, bon nombre de ces tramways circulent toujours.

 

La rame 7001 (autrefois 2001), dans les couleurs d’origine vanille et chocolat, ici sur la ligne 11.

Quelques recherches sur internet me montrent des tramways PCC avec une telle petite pointe dans la carrosserie à Chicago, San Francisco, Philadelphie, Boston, Pittsburgh, Minneapolis-St-Paul, San Diego, Kenosha (Wisconsin) et Toronto (tous sans doute des tramways plus anciens que ceux d’Anvers), et à Marseille, Saint-Étienne, La Haye (plusieurs modèles) et Gand. On trouve pourtant des PCC sans cette pointe à Bruxelles, Rome, Prague, Dresde et Belgrade (ainsi qu’à Boston). Un tramway, pouvait-il être moderne sans cette pointe dans sa carrosserie?
À Anvers, Marseille et Saint-Étienne (tous ces trams sont de BN et se ressemblent beaucoup), à Gand (de façon plus discrète), et à La Haye (pour certains modèles), cette pointe se répétait dans la peinture de la robe, en dessous du pare-brise.

 

Des tramways PCC à San Francisco (construit en 1948) et La Haye (1971).

À Anvers et à Gand, ces pointes, tant en haut qu’en bas, ont fini par s’effacer. Ou presque. Celle d’en bas a disparu sous de nouvelles livrées, qui cachent le design initial. À Anvers: le rouge en 1980 et le blanc en 1990. Laquée noire, la pointe d’en haut ne se remarque qu’à peine. Ce qui fut moderne ne l’est plus.

 

Un tramway PCC sur la ligne 12: la laque noire cache la petite pointe.

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