Ceci est la traduction tardive d’un texte en néerlandais, publié sur ce site en juin 2018, après mon voyage ferroviaire en Italie.

 

Commençons avec Goethe.

Zum erstenmal überfällt mich eine Art von Unlust in dieser großen und schönen, flachgelegenen, entvölkerten Stadt. Dieselben Straßen belebte sonst ein glänzender Hof, hier wohnte Ariost unzufrieden, Tasso unglücklich, und wir glauben uns zu erbauen, wenn wir diese Stätte besuchen.
Ferrara, den 16.
[Oktober 1786] nachts.

De toutes les villes italiennes que j’ai visitées ce printemps, Ferrare était la seule où Goethe est passé, dans son Italienische Reise: « Pour la première fois je suis surpris d’une sorte de déplaisir, dans cette ville grande et belle, plate, dépeuplée. Autrefois, une cour brillante animait ces rues; ici demeurèrent l’Arioste, mécontent, le Tasse, malheureux. Et nous croyons nous édifier en visitant ce séjour! » (traduction Jacques Porchat, révisée par Jean Lacoste, 2003). Je n’ai pas suivi les conseils de Goethe, qui a quitté la ville au lendemain de son arrivée.

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Je ne peux pas aller à Ferrare, me poster devant le Castello Estense, prendre une photo, et dire « c’est beau ».
Car il n’y a pas que ça à dire. Je vois bien plus que ce que je vois. Je veux voir plus, et savoir plus.
[Ce qui suit ne se limite pas à Ferrare, pas à cette image, pas à cette photo. Il s’agit de ce que, touriste, on voit et admire, à Ferrare comme ailleurs, mais dont on oublie, ou ne veut savoir, combien de sang et de sueur a coûté toute cette beauté. Combien de morts, d’assassinats, combien de vols, d’exploitation et d’oppression.]

Il y a au moins trois histoires qui accompagnent cette photo.

1. déchirer

Quand on visite l’actuel hôtel de ville de Ferrare sur la Piazza del Municipio, c’est en effet l’ancien palais ducal qu’on voit. Le 3 mai 1385, une foule en colère l’assaillit, pour ne se retirer qu’après que le ministre des octrois (c’est-à-dire des impôts) lui fut livré en pâture. Fort heureusement pour son bonheur éternel, le ministre avait pu se confesser et recevoir la communion, car il fut littéralement déchiré par la foule en colère.
Le marquis Nicolò II d’Este doit avoir voulu éviter que de tels faits se répètent — la prochaine fois, ce sera mon tour, a-t-il peut-être pensé.  Il fit arrêter exécuter les meneurs de l’émeute, et décida de construire un nouveau château à côté de son vieux paleis. Un château-fort, entouré d’eau, aux murs imprenables, qui allait compter quatre énormes tours et trois ponts levis. [Un quatrième pont ne fut jamais réalisé; une cuisine prit sa place — déjà, l’Italie c’était l’Italie.] Voilà Castello Estense, le château-fort dont une partie se voit sur la photo.

2. décapiter

En 1418, Nicolò III d’Este, alors âgé de 35 ans, s’est marié à Laura Malatesta, 14 ans, née à Cesena, et mieux connue sous le nom de Parisina. C’était son deuxième mariage. Déjà à l’âge de 10 ans, Nicolò avait succédé à son père, le marquis de Ferrare, et il s’était marié une première fois à 14 ans. Mais en 1424, Parisina, alors âgée de 20 ans, trouva bien plus d’amour et de joie dans les bras d’Ugo, fils ainé et extraconjugal de Nicolò, qui à l’époque avait déjà cinq enfants extraconjugaux chez trois femmes, et des jumeaux chez Parisina. Leur liaison fut découverte, et les jeunes amants enfermés dans les cachots du château. Jugés coupables d’inceste (!), ils furent décapités le 21 mai 1425 sur ordre de Nicolò, époux de l’une et père de l’autre.
Le sort tragique de Parisina (et d’Ugo) a inspiré de nombreux auteurs. En 1816, George Byron a écrit un poème éponyme, comptant quelques centaines de vers, qui inspira Donizetti et Mascagni à composer des opéras.
[Byron a donné le nom d’Azo à Nicolò, peut-être pour des raisons métriques. Dans son récit, seul Ugo est décapité, sous les yeux de Parisina, qui ensuite disparaît.]

Hugo is fallen; and, from that hour,
No more in palace, hall, or bower,
Was Parisina heard or seen:
Her name—as if she ne’er had been—
Was banished from each lip and ear,
Like words of wantonness or fear;
And from Prince Azo’s voice, by none
Was mention heard of wife or son;
No tomb—no memory had they;
Theirs was unconsecrated clay—
At least the Knight’s who died that day.

Ce qui est arrivé à Parisina (et à son beau-fils Ugo) n’était pas exceptionnel dans ce milieu. Son père, Andrea Malatesta, a  empoisonné sa mère, Lucrezia Ordelaffi, quelques jours après l’accouchement, et une de ses deux filles, Ginevra, a été empoisonnée par son mari à elle, Sigismondo Malatesta (lointaine famille). Quelques décennies plus tard, Lucrezia Borgia*, fille du pape Alexandre VI, n’a pu se marier au futur duc Alfonso d’Este de Ferrare qu’après que son premier mariage fut annulé par son père et pape (l’évolution des alliances politiques comme motivation, mais l’impuissance sexuelle comme argument), et que son second mari Alfonso d’Aragone fut étranglé par un homme de main de son frère, Cesare Borgia (ancien cardinal, et fils du pape). [À l’époque des Borgia — ou Borja, leur nom Catalan — l’Église était une entreprise familiale. Sous le nom de Calixte III, un grand-ocle avait été pape, lui aussi.] Il est vraisemblable que Cesare ait également assassiné son frère Giovanni; tous les deux étaient amants de Sancha d’Aragona, sœur d’Alfonso et épouse de Gioffre, leur frère cadet. [Certes, ces assassinats ne se sont pas tous produits à Ferrare, mais ils sont tous liés à l’histoire de la cour.]

Tout ça n’a pas empêché, ou a peut-être même favorisé, que les marquis de Ferrare, qui à partir de 1471 ont obtenu le titre de duc, ont été parmi les souverains les plus puissants d’Europe. Entre deux assassinats, ils recevaient des artistes à la cour, ou leur accordaient d’importantes commandes. Pour Ferrare, Van der Weyden** a peint une Descente de croix (qui est perdue), et le Titien des figures mythologiques (Bacchus, Vénus…) destinées à un des cabinets du château (actuellement exposées au Prado à Madrid et dans la National Gallery de Londres). Josquin des Prés, Ciprien de Rore et Jacob Obrecht y ont œuvré comme maîtres des chœurs et Adrien Willaert** comme chantre. Matteo Boiardo et Ludovico Ariosto (l’Arioste) y ont écrit respectivement Orlando Innamorato et Orlando Furioso (que nous connaissons surtout de Vivaldi et de Händel), et Torquato Tasso (le Tasse) La Gerusalemme Liberata (au sujet de la Première croisade, avec des personnages tels Goffredo di Buglione, ou Rinaldo, dont il est dit qu’il est le père-fondateur de la dynastie des Estense, ainsi que la très séduisante sarrasine Armida; une histoire qui a inspiré des dizaines de peintres et de compositeurs**). Leon Battista Alberti (philosophe, mathématicien, musicien, peintre, architecte et linguiste…) est lui aussi passé par là. Pas tous au même moment — c’eût été un anachronisme —, la période de gloire de Ferrare a duré quelque deux siècles**.

Pensez alors au sang et à la sueur qui a été versé pour construire ces immenses palais, et pour les faire fonctionner. Pensez aux guerres qui ont bâti le pouvoir des Estense. Aux biens et aux revenus volés auprès des paysans et des artisans. Pensez à la pauvreté et aux privations, qui ont perduré pendant des siècles — voire jusqu’à nos jours***.
Le Castello Estense est fait de sang et sueur.

3. brûler

L’homme de la statue blanche, devant le Castello Estense, est Girolamo Savonarola, de nos livres scolaires bien connu, né à Ferrare en 1452, et qui s’est opposé aux moeurs de l’aristocratie, à la débauche sexuelle, aux assassinats, aux richesses, aux arts et aux sciences. Quelle ironie faut-il voir dans le choix de positionner cette statue devant ce château?
Savonarola était un dominicain et un prédicateur, qui critiquait avec force le déclin moral de la société en général et de l’Église en particulier. À Florence, où à partir de 1482 il harangait les foules, les Medici l’ont initialement utilisé dans leur conflit avec le Pape, jusqu’à ce qu’en 1494 il réussit à les chasser de la ville.  [Le roi de France, Charles VIII avait envahi l’Italie, dans le but d’atteindre le royaume de Naples. Piero de’ Medici hésita comment réagir, et fut chassé par les habitants. Moyennant le paiement d’une belle somme, l’armée française quitta la ville.]
Sous l’autorité de Savonarola des bûchers de la vanité furent allumés, où étaient brûlés des objets précieux, des bijoux, des livres et des tableaux de peinture. Mais la situation changea, Savonarola fut arrêté, et sur ordre du papa Alexandre VI torturé, condamné, pendu et brûlé en 1498. Ses cendres furent jetées dans l’Arno, pour que de lui il ne reste rien, à part les aveux qu’on lui avait fait signer, du bras droit non torturé, alors qu’il était écartelé sur le chevalet.

Savonarola, est-il un réformateur de l’Église (à la façon de Jan Hus, plutôt que Luther ou Calvin)? Est-il semblable à un taliban? Un démagogue? Un prédicateur de haine? Un saint? Un martyre? Un héros? Est-il la voix du peuple, est-il l’expression de ce qu’aujourd’hui on appelle par facilité le populisme ? [Je continue de trouver ce mot étrange, qui fait souvent l’impasse sur le contenu, pour ne regarder que la forme — les populismes étant très différents les uns des autres.]
Qu’est-ce qu’aujourd’hui le sens d’un tel homme, posé en statue sur l’espace public, à une époque où la lutte contre la radicalisation est un objectif politique, où le champ politique même est en dérive, et où face à un discours froid et technocratique il ne semble y avoir que des poussées extrémistes? Est-ce que l’histoire de Savonarola et de ses partisans est redevenue actuelle? Pas pour courir derrière, mais pour comprendre ce qui s’est passé, et comment.

4.

Ici, une quatrième histoire aurait pu suivre, celle des Juifs, que les ducs ont fait venir à Ferrare, en provenance d’Espagne (1492), du Portugal (1498) et d’Allemagne (1530); que les papes ont poussés vivre dans des ghettos (1627); qui sont devenus plus italiens que les italiens, et plus ferraresi que les ferraresi; pour qui les années 1930 et 40 ont été très problématiques — mais ne se résument pas en quelques phrases, et dont on parle peu. Cette histoire là m’est encore trop complexe et incomplète. Je ne les oublie pas, mais laisse à Giorgio Bassani et ses livres le soin de conter leur récit: Cinque storie ferraresi (1956), Gli occhiali d’oro (1958), Il giardino dei Finzi-Contini (1962)… Toutes traduites en français.

1 – 2 – 3 – 4 …

Ces hommes et ces femmes et leurs histoires ne sont plus que des murs et des statues. Un patrimoine de haute valeur touristique.
Je suis assis sur une terrasse avec un Lambrusco — ou n’est-ce qu’une Moretti Bianca? — et admire les palais et églises alentours. Ils sont beaux, peut-être suis-je jaloux de leur splendeur, mais j’oublie les souffrances qu’ils ont coûtées.
Un mendiant vient traverser cette belle image. Noir comme la nuit, noir comme l’Afrique. Est-ce qu’aujourd’hui serait vraiment différent d’hier?

Notes

* Lucrezia Borgia. Si vous cliquez sur ce lien, je risque de vous perdre comme lecteur pour quelque temps. >Ritratto di Flora, Bartolomeo Veneto, 1520. Tout le monde n’interptète pas le portrait de la même façon. Le texte italien dit: Per alcuni studiosi è un ritratto di Lucrezia Borgia.

** Ici, je réunis plusieurs notes.
Rogier Van der Weyden (de le Pasture), a rendu visite au ducs, et a peint une Descente de croix pour Ferrare, mais le lien entre les deux est incertain.
Après Ferrare, Adriaan Willaert est parti pour Milan, comme chantre chez le cardinal Ippolito II d’Este (un fils du duc Alfonso I de Ferrare et de Lucrezia Borgia, qui l’avaient précédemment recruté à Ferrare). Plus tard, il est devenu maître des choeurs de Saint-Marc à Venise.
La Gerusalemme Liberata (1581) de Torquato Tasso a également inspiré Giaches de Wert (en 1595), ami de la maison de Ferrare, et son ancien élève Claudio Monteverdi (en 1624), et puis Lully, Händel, Vivaldi, Haydn, Brahms, Rossini, etc., jusqu’à Dvořák (en 1904). Des peintres tels Carracci, Van Dyck, Teniers, Poussin et Tiepolo se sont risqués à des scènes de l’ouvrage, surtout Armida et Rinaldo. [Trouvez ici Rinaldo-et-Armida au Palais des Beaux-Arts de Lille, peint par Alessandro Tiarini pour le palais ducal de Modène, l’autre palais des Estense, à 60 km de Ferrare.] Je suis incapable de juger de la qualité des oeuvres du Tasse, mais il est certain qu’elles occupent une place centrale dans plus de trois siècles d’art européen.
La fin de Ferrare. Les ducs d’Este étaient vassaux du pape à Ferrare, et de l’empereur à Modène et Reggio. En 1597, après le décès du duc Alfonso II, resté sans descendance, le pape Clément VIII romput le lien de vassalité à Ferrare, pour intégrer le duché aux États pontificaux — il envoya ses soldats pour faire valoir sa bulle. Le départ de la cour signifia la mort de la ville. Même l’université, créée dès 1391 par le marquis Alfonso II et toujours éminante, ne pouvait empêcher le déclin. Les terrains constructibles demeuraient vacants, et le sont jusqu’à nos jours, ce qui donne à la ville un caractère champêtre. Une autre branche des Estensi a maintenu le duché à Modène et à Reggio, où il a été aboli par l’armée française en 1796.

*** Je suis très critique au sujet du livre de Kathrine Kressmann Taylor sur les inondations de l’Arno à Florence en 1966, Diary of Florence in Flood, mais on y lit comment les italiens, dans ce cas les florentins, ont longtemps habité dans l’ombre de leurs monuments.

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cliquez ici pour huit images de Ferrare 
(désolé, je n’en ai pas plus)

 

Lisez aussi  “mon” voyage en Italie: Turin, Gênes, La Spezia, Parme, Modène, Ferrare, Plaisance.