Jamais je n’aurais pensé qu’une photo prise le 5 août 2012, et publiée sur ce site, serait aussi subversive: les tours de refroidissement de la centrale nucléaire de Doel, près d’Anvers, prises en image à partir du ponton de Lillo, sur l’Escaut, soit 3 km à vol d’oiseau.
Déjà quand j’ai exposé la photo, 50 sur 70 cm, devant des collègues, j’ai reçu des commentaires hostiles ou pour le moins hésitants. Me considérait-on comme un adepte, un défenseur de l’énergie nucléaire? Alors, quoi des photos de guerres et de catastrophes? Pour moi, il s’agissait de la beauté de la lumière et du ciel, mais aussi d’une alerte, d’un rappel. Celui de ne pas oublier ce qui se passe à quelques kilomètres d’Anvers, et dont nous sommes trop dépendants.
Or, depuis le 28 janvier (2022), de telles photos sont interdites. Interdites d’être prises, et d’être publiées quand elles existent déjà. Le 9 décembre dernier, une nouvelle loi a été votée, à l’unanimité des députés, et sans qu’aucun commentaire n’ait été formulé, qui punit d’une amende de 26 à 100 euros (à multiplier par un facteur 8, je suppose, comme toutes les amendes inscrites dans la loi), et d’une peine de prison de huit jours à un an, celui ou celle qui réalise, publie, expose ou diffuse des photos ou autres images, ou des réproductions de celles-ci, de sites nucléaires.
Nous devons donc ajouter un troisième risque majeur à ceux déjà connus liés aux centrales nucléaires. À vrai dire, on s’en doutait. Au risque, certes petit, d’une catastrophe majeure qui anéantit un territoire, et le rend inhabitable pour plusieurs générations, et au risque, certain celui-là, de perdre le contrôle des déchets, car personne ne peut s’engager pour les générations à venir, s’ajoutent les menaces pour la démocratie.
Les risques (industriels, terroristes..) liés à l’énergie nucléaire sont tels, que nos sociétés sont amenées à prendre des décisions et à créer des dispositifs qui fragilisent leur fonctionnement démocratique et peuvent l’anéantir.
La nouvelle loi, présentée comme une extension d’une loi plus ancienne, qui depuis mars 2020 oblige les photos satellitaires à être floutées, et interdit les images aériennes, a été votée à l’unanimité. En moins de deux mois. Presque stoemelings. Or, nous avons des députés libéraux — et même un premier ministre de cette couleur —, nous avons des députés écologistes — et même des ministres, dont celle de l’énergie —, et nous avons des députés et des ministres socialistes. Comment font-ils rimer cette loi avec leurs idées? Ou comment fait la ministre de l’Intérieur, socio-chrétienne, qui a porté le projet? Comment fait le Conseil d’État, qui n’a trouvé rien à redire?
Plus fort que ça: quand des journalistes interrogent les collaborateurs de la ministre (le cabinet), ceux-ci renvoient vers l’Agence fédérale de Contrôle nucléaire (AFCN). Une porte-parole déclare: “Nous avons constaté que de nombreuses photos apparaissent sur lesquelles beaucoup de détails étaient visibles, tels les accès ou les mesures de protection. La loi ne nous permettait pas d’intervenir. C’est pourquoi nous avons choisi d’élargir la loi.” Nous, c’est l’AFCN. C’est elle qui fait la loi.
Certes, l’AFCN annonce, toujours par la voix de sa porte-parole, qu’elle n’ouvrira pas la chasse à toutes les photos existantes, et respectera un principe de proportionnalité. [De raisonnabilité, “redelijkheid”, dit le texte que je lis.] Ce qui ouvre la voie à l’arbitraire et aux abus de pouvoir.
L’énergie nucléaire est au centre de nombreux débats. Certes, c’est à tort que dans l’imaginaire et dans le photojournalisme, on confond les réacteurs avec leurs tours de refroidissement — d’ailleurs seulement présentes là où l’eau de mer (Gravelines) ou des rivières ne suffit plus. Toutefois, comment mener un débat quand on n’a plus droit de montrer de quoi il s’agit? Comment continuer à affirmer, à montrer notre dépendance, et la proximité dangereuse avec les lieux où nous habitons? La nouvelle loi est une censure. Elle enfreint la liberté d’expression et celle de la presse. Et fait taire les citoyens. La meilleure façon de se débarrasser de cette loi est de se débarrasser de ce qui la rend “nécessaire” aux yeux de ses défenseurs. C’est-à-dire de mettre fin à l’énergie nucléaire, avant que nous n’enterrions la démocratie avec les déchets.