Jef Van Staeyen

Catégorie : 2020 (Page 4 of 9)

(relire) La Draisine, Carl-Henning Wijkmark

Voilà comment le hasard fait bien les choses, en cette saison pas vraiment heureuse où le coronavirus nous cloître dans nos appartements, et où nous profitons du beau temps à travers les fenêtres. Je vis à Anvers, une ville et un quartier que j’ai choisis pour toutes les découvertes et redécouvertes qu’ils vont me permettre, à pied, en tram et parfois en vélo, mais je me limite aux abords immédiats de la maison et rêve de tout ce qui m’attend au-delà. Qu’est-ce que ce soleil de printemps doit scintiller sur l’Escaut, les bateaux scindant comme une lame le miroir des eaux calmes.
Du temps pour lire, écrire et réfléchir, rêver, penser et dessiner.

Sinistre avec tout ça, la crise provoquée par le virus et les nouvelles questions qu’elle pose (qui sauver, et qui laisser mourir, quand on n’a pas les moyens de s’occuper de tous ?) m’ont rappelé une pièce de théâtre présentée en 2009 par La Virgule à Tourcoing: lors d’une conférence La mort moderne”, le Docteur Storm (Bruno Tuchszer, qui signait aussi l’adaptaton et la mise en scène) propose “des solutions drastiques pour sauver le système des retraites et équilibrer les comptes de l’assurance maladie, en se libérant de certaines considérations morales”. Le texte de base, un essai (Den moderna döden, de Carl-Henning Wijkmark, auteur suédois, né en 1934) fit scandale lors de sa parution en 1978: “Avec un mauvais esprit salutaire, l’auteur choisit de traiter par l’absurde les théories eugénistes que d’aucuns esquissaient à mots couverts” annonce le site web de La Virgule.
Or, quelques recherches sur Carl-Henning Wijkmark, plutôt par curiosité, m’apprirent qu’en France cet auteur est surtout connu pour la traduction de l’étonnant roman “La draisine” (Dressinen, 1982), que j’ai reçu en cadeau et lu avec difficulté il y a quelque trente ans, et qui depuis lors me défie depuis les rayonnages de ma bibliothèque. Ceci d’autant plus que je viens de déménager et que tous mes livres sont passés plusieurs fois dans mes mains, que celui-ci est plutôt grand et épais, que son titre en capitales s’affiche désormais à hauteur d’yeux, et que le format toujours peu pratique d’Actes Sud (étroit et dur à tenir) me rappelle ma défaite d’antan. Je devais être trop jeune, ou ne pas prendre le temps qu’il fallait.
Cette saison de corona, où le temps peut paraître comme un océan qui s’ouvre au regard, devint donc l’occasion pour relire, ou pour lire pour de vrai, “La draisine” — qui n’a rien à voir, il faut dire, absolument rien, avec le sujet de “La mort moderne”, l’auteur ayant le talent et la patience d’aborder des sujets très différents, tels la guerre d’Algérie, ou l’Allemagne avant la chute du Mur, qui doivent avoir nécessité chacun des enquêtes historiques et géographiques approfondies.

road movie

Qu’est-ce que l’équivalent littéraire d’un road movie? En français? Quand la route est l’océan, le bateau un engin ferroviaire, et que l’équipage comprend trois singes plus humains que simiesques et un prêtre belge, missionnaire au Congo?
En 1914, un jésuite flamand en rupture de ban et son étonnant équipage entreprennent la traversée de l’océan Atlantique en draisine à voile, s’arrêtent quelque temps à Sainte-Hélène où ils s’installent dans la maison de l’Empereur, rencontrent un sous-marin allemand, débarquent sur le Rio Grande et s’essaient à la colonisation d’un lopin de terre en Amazonie, le tout ayant pour objectif d’accélérer un processus d’humanisation et d’acculturation chez les trois singes, ainsi qu’un voyage intérieur, moral et philosophique de l’ancien prêtre, narrateur tout au long de l’histoire, adepte des théories évolutionnistes et pour cette raison désireux de pouvoir provoquer et constater un saut comportemental entre nature et culture chez les singes. De façon assez paradoxale, ce processus s’arrête près du but, quand le prêtre et ses trois singes sont accueillis et hébergés dans le confort du domaine d’un riche colon finlandais. Le stress qui a fait évoluer les singes ayant disparu, ceux-ci retournent progressivement à l’état sauvage. Les deux mâles, en tous cas, car la femelle, enceinte, et ensuite son nouveau né, encore plus humain que sa mère, sont traités et pouponnés comme des humains par les humains.  Entretemps, le prêtre et les singes constatent et apprennent comment d’autres colons nord-européens en Amazonie se sont rapidement dé-civilisés. N’ayant pu s’adapter à leur nouvel environnement, bien moins favorable que ce qu’ils en avaient attendu, et n’ayant pu y transposer leur culture et leurs savoirs, souvent plus intellectuels que manuels, ils y sont rapidement retournés à l’état sauvage. En peu de temps, ils ont fait le chemin inverse de celui que le prêtre avait souhaité constater chez les singes.

Pour moi — mais pour d’autres ça peut être différent — ce livre me rappelle “Zen and the Art of Motorcycle Maintenance, An Inquiry into Values” (1974), de Robert M. Pirsig, pour l’imbrication d’un parcours et d’une réflexion philosophique, et “Collapse, How Societies Choose to Fail or Succeed” (2005), de Jared Diamond, pour la capacité ou l’incapacité des sociétés humaines à s’adapter à un nouvel environnement, ou à l’inévitable évolution d’un environnement existant. Aussi, il entre en résonance avec la crise actuelle, causée ou accélérée par le coronavirus. Ceci à la fois pour l’étonnant enfermement du prêtre et des trois singes sur une draisine au milieu de l’océan — même à Sainte-Hélène, dans la maison de Napoléon, ils sont en quelque sorte enfermés — et pour l’accélération de l’histoire du monde (la guerre mondiale qui se déclare) qu’ils constatent dès leur séjour à Sainte-Hélène, comparée à l’actuelle accélération, provoquée par le virus et par les réponses que nous lui apportons tant individuellement que collectivement. Tel le voyage en draisine, la mutation actuelle est une accélération en lenteur (!). Nombreux sommes-nous dont les activités sont arrêtées, postposées ou ralenties, mais pour d’autres c’est l’inverse absolu, travaillant sur le front des soins et de la médecine, ou devant combiner télétravail, enseignement à distance et animation d’un centre aéré domestique. Tant cet arrêt que cette intensification semblent être le contexte et l’accélérateur d’un grand nombre de modifications et d’adaptations qui ne seront pas toutes éphémères. Nombreux sont les sachants qui dans la presse (et demain dans des gros livres agrémentés de courbes et de statistques) expliquent à quoi ressemblera le monde de demain. Pour ma part, je m’en abstiens. Tant les utopies que les dystopies seront vite réfutées. Tout le monde — n’est-ce pas ? — ayant de longue date annoncé la crise actuelle…

humains

Peut-on marcher sur des œufs? Je l’essaie, avec autant de doigté que l’auteur (de doigté dans les pieds? il faut être singe pour ça). Page 142, dans un contexte que je me garde de citer ici, le prêtre-narrateur déclare “… si l’on censure ses impressions sensorielles, les convictions ne valent plus cher”. Certains passages de ce livre, notamment au sujet de la colonisation en Amazonie, rappellent à mes souvenirs celui au sujet d’un autre jésuite, “Le père De Smet, apôtre des Peaux-Rouges” (1913) de E. Laveille S.J., récit d’après les témoignages de la vie d’un missionnaire flamand parmi les Indiens d’Amérique du Nord. L’histoire des Reducciones, mentionnée dans “La Draisine”, est celle qui a tant inspiré le père Jean-Pierre De Smet et ses collègues jésuites dans la création de réductions pour les Amérindiens du Montana et de l’Idaho.

“Aussi communautaire et dépourvue de joie qu’ait pu être l’existence dans ces machines à éduquer [les reducciones], je me consolais en me disant que, dans leur zèle, mes collègues avaient malgré tout traité leurs indigènes infiniment mieux et surtout de façon plus humaine que les colons du XXe siècle. Certes, c’était folie que d’apporter des bibliothèques en latin au fond de la jungle mais, de la sorte, avec les classiques devant les yeux, ils étaient au moins dans l’impossibilité d’oublier qu’ils avant affaire à des êtres humains.” (page 359)

Au sujet des livres mentionnés ci-dessus, j’ai pubié, sur ce même site, plusieurs textes de taille et d’importance inégales, la plupart en néerlandais, mais certains aussi en français.

Autant dire, vu le nombre de ces citations, que ces livres m’inspirent beaucoup et m’accompagnent au long cours.

J’ai exprimé, dans les textes mentionnés ci-dessus et ailleurs, des critiques plus ou moins fortes au sujet des traductions françaises de “Zen…” et de “Collapse…”. Bien que je ne connaisse pas l’original suédois de “Dressinen”, et que je serais incapable de l’apprécier, il me semble que la traduction française La Draisine” est très bien faite. Elle est en tous cas agréable à lire.

La couverture du livre “La draisine” est un extrait du tableau “Paysage exotique” d’Henri Rousseau, peint en 1908.

voisins en temps de corona ❧

acht fotos buren in tijden van corona

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À travers ces quelques photos, je veux partager avec vous comment se comporte mon quartier en temps de corona. Pas trop mal, je dirais. Avec les draps aux fenêtres, les dessins aux grands cœurs, les ours et les ballons…
Ce que vous ne voyez pourtant pas sur mes photos, c’est les gens: les promeneurs, les cyclistes, les gens dans le parc, ou installés sur une chaise devant chez eux, sur le trottoir — comme je ne l’avais plus vu depuis fort longtemps. Je ne suis pas doué pour la photographie des gens, surtout inconnus, et, de surcroît, nous mouvons tous sur les limites de ce qui est permis. En ces temps de corona. Autant ne pas prendre en photo.

L’urbaniste Nicolas Soulier a publié en 2012 Reconquérir les rues. Ses collègues, dont moi, l’ont tous lu, mais pas assez appliqué. Il y plaide pour les “frontages” (les jardinets donnant sur la rue) comme espaces de transition entre les habitations (privées) et la rue (publique). Ce que dans une ville comme Montréal on voit bien. [Lisez ici mon reportage photo au sujet des rues de Montréal.] La qualité et l’habitabilité d’une rue dépend beaucoup de ces espaces de transition, et de la façon dont ils sont aménages et utilisés. Elle dépend aussi de l’échelle des bâtiments, où chaque porte dessert un nombre limité de logements: il y a beaucoup de portes dans la rue, elles se suivent à courtes distances, les fenêtres et les balcons donnent sur la rue, et aucun logement n’est trop éloigné (placé en grande hauteur), car pour ceux qui habitent trop haut, la rue n’existe même plus. Les “frontages” sont végétalisés (j’évite le verbe “plantés” et ses contresens), et ils accueillent les vélos, les poubelles et les rampes d’accès, voire quelques tables et bancs pour s’asseoir dehors. On y est à la fois dehors et dedans, et on peut bavarder avec un passant sans sortir de chez soi ou de l’y accueillir.
Ce que j’ai vu lors de ma promenade “corona” confirme les idées de Nicolas Soulier: on aperçoit très peu d’ours, de draps ou de dessins aux fenêtres des grands immeubles, qui parfois ne donnent même pas sur une rue.

un logo, et ce qu’il révèle

En septembre 2016, dans un article en néerlandais sur ce site, wat logo’s vertellen  (ce que racontent les logos), je critiquais celui choisi par Hillary Clinton pour sa campagne présidentielle.
Avec son logo, elle semblait vouloir transformer une victoire annoncée en défaite. On peut discuter si deux mois plus tard elle a gagné (48% des votes contre 46), ou perdu (227 grands électeurs contre 304), toujours est-il qu’en janvier 2017, c’est son adversaire Donald Trump qui est devenu président. Personne n’y avait cru.
Clinton a multiplié les maladresses, et le logo n’en était qu’une petite. Il n’empêche: il était laid, et il portait plusieurs messages contraires aux attentes de son électorat. Une flèche vers la droite en couleur rouge des Républicains qui écrase la lettre H de Hillary en couleur bleue des Démocrates, et un jeu de portes à la façon des issues de secours — j’arrive et je repars en courant. Alors qu’une campagne présidentielle mobilise de grands moyens financiers et humains, on ne comprend pas pourquoi l’équipe Clinton n’ait pu créer un logo qui soit à la fois beau et porteur de valeurs.

[Dans le même article, je montrais le logo du sommet européen de Bratislava. Sans  surprise on avait choisi comme lieu et symbole de cette rencontre le château fort qui domine la ville et en est la fierté. Les 27 drapeaux des états et celui de l’Union réunis affichaient l’Europe comme une forteresse.]

 

logo business france

Voici le logo de Business France, l’agence nationale au service de l’internationalisation de l’économie française.
Qu’est-ce qu’on y voit, hormis l’avenant bleu-blanc-rouge avec lequel il est difficile de se tromper? Le logo se mémorise facilement (mieux que celui de Clinton), et il est français. Ce sont des atouts importants quand on s’appelle Business France.
Mais au-dela? Est-il beau?  Que dire de la forme blanche qui se crée entre le bleu et le rouge (et qui sur d’autres logos officiels dessine une silhouette de Marianne)? On voit deux forces qui s’ignorent et s’annulent. Elles sont opposées — encore que le hasard tricolore oriente le bleu vers la gauche et le rouge vers la droite — et n’arrivent pas à sortir du rectangle qui représente le pays.
Comprenez: beaucoup d’efforts, mais qui se brident. Le pays est divisé, il est soumis à des ambitions contraires, et l’internationalisation recherchée ne dépasse pas ses propres frontières. Ce logo est ambigu: facile à reconnaître, facile à identifier, peut-être même à se rappeler, mais porteur de messages qui ne sont pas ceux qu’il faudrait.

[En France, l’agence Business France est surtout connue pour l’affaire éponyme (Las Vegas, janvier 2016) dont on attend les suites et les conclusions.]

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